Accompagner la parole de l’enfant dans l’écriture d’auto-louanges en pédagogie perceptive

Auteur(s) :

Nathalie Bois-Huyghe - Anthropologue et master en psychopédagogie perceptive

Praticienne et formatrice en psychopédagogie perceptive

Vincent Huyghe - master en ingénierie de la formation, option accompagnement de la personne en formation

Coordinateur des actions de formation pour l’adaptation scolaire et la scolarisation des élèves handicapés à l’ISFEC

Contexte: La tradition africaine de l'auto-louange nous offre une « étonnante invitation », comme le dit Christiane Singer. Elle nous invite − enfants, adultes −  « à considérer notre  propre vie comme le lieu sacré où toute la création a rendez-vous.  Une invitation à remettre chacun d'entre nous dans sa dignité originelle » (Singer, 2008).

Nous avons voulu répondre à cette invitation et nous avons fait la proposition de mettre en œuvre cette pratique auprès des élèves de l’École Sainte Marie à Créon en Gironde pendant l’année 2013.

Nous sommes toujours aussi surpris par la facilité avec laquelle l'enfant se saisit d'une telle invitation. Après tant d'années, les enfants n'en finissent pas de nous surprendre, de nous émouvoir et de nous enseigner. Les textes qu'ils ont écrits nous rappellent aux espaces d’expérience et d’expression qu’il nous incombe de leur ouvrir, à cette part où l'essentiel peut se nommer. L'essentiel de notre métier d’homme n’est-il pas justement de permettre à chacun d’eux de devenir sujet de leurs apprentissages et, par extension, sujet de leur vie ?

La dynamique provoquée par l'auto-louange mène plus loin encore. Quand, par ce biais, les enfants parviennent à voir le prix inestimable de leur propre vie, ils sont plus enclins à honorer celle de leurs pairs et, peut-être aussi, à déceler, dans la vie de l'autre, la même importance, le même essentiel.

Cela n’est pas sans rejoindre ce que Jeanne-Marie Rugira évoquait, dans l'article cosigné avec Pascal Galvani ; elle plaidait pour un accompagnement qui nous inviterait à regarder moins du côté de ce qui nous diffère que du côté de ce qui fonde notre patrimoine Humain, notre Nature Humaine avec « l’urgence de rejoindre l’autre dans ce qu’il est vraiment……  Le choix consiste alors à permettre à la personne accompagnée d’entrer en relation avec son corps et ses invariants, afin de trouver une voie de passage pour se rejoindre elle-même, et de trouver sa voix pour nous parler d’elle. »   (Rugira, Galvani, 2002).

À cette fin, pour construire ce projet d’écriture auprès des enfants, il nous a semblé important de pouvoir créer les conditions de l’émergence d’une parole qui se découvre en même temps qu’elle se dépose sous la craie; une parole singulière née d’une expérience perceptive et Sensible; une expérience éprouvée dans l’enceinte du corps, où un sens pourrait être saisi avant tout jugement.

L’expérience du Sensible est ici entendue, comme le souligne Ève Berger « comme lieu d’entrelacement des processus perceptifs, affectifs, cognitifs et relationnels ».

La posture relationnelle : une posture pédagogique inédite sur le mode de la perception

Pour permettre aux enfants de vivre cette expérience, nous avons soigné, avant tout, la qualité de notre présence comme posture d’ancrage incarnée et active, que nous entendons ici comme une posture de neutralité active, impliquée et en surplomb tout à la fois stable et adaptable, apte à saisir ce qui advient et ce qui émerge entre le groupe et nous.

Nous avons souhaité créer les conditions d’un « psycho-tonus de relation créative » qui garantirait la mobilisation d’une ressource au sein du corps, la reconnaissance d’un potentiel.  Nous entendons, par « psycho tonus de relation », une mobilisation particulière qui convoque, en même temps, le corps et la pensée de la personne dans une attention à la nouveauté porteuse d’apprentissage.

Nous nous sommes placés dans une posture de réciprocité triangulaire entre les enfants, leur parole, et nous. Nous étions les garants d’un changement de rapport à leurs corps − d’un corps objet vers un corps sujet, jusqu’au corps Sensible ; c’est-à-dire un corps où perception et pensée se potentialisent et se donnent en mots singuliers, inédits et immanents. Ainsi, avons-nous accompagné l’évolutivité  d’une expérience née dans le corps vers une expérience d’expression émergente porteuse de sens, dans un double mouvement du dedans vers le dehors et du dehors vers le dedans.

Lors de la conduite de ces ateliers d’écriture, notre attention s’est posée, plus spécifiquement, sur la posture relationnelle que nous habitions, une posture de réciprocité permettant une circulation d’informations de corps Sensible à corps Sensible; une relation évolutive, non interventionniste, respectueuse de l’élan spontané de l’enfant. Nous souhaitions observer en quoi et comment cette posture relationnelle spécifique éveille une parole d’enfant tout à fait singulière et inhabituelle par la force de sa beauté et le convoque dans sa propre ressource.

C’est, en effet, dans le cadre de cette nature d’interaction de soi à soi, de soi depuis le lieu du Sensible et vers l’autre que nous souhaitions explorer la construction de la parole de l'enfant.

La réciprocité actuante, fait l’objet de nombreux articles et de nombreuses communications. Elle est définie par le Pr. Danis Bois comme un dialogue tonique de matière à matière en conscience à partir de laquelle circulent des informations internes qui génèrent des changements d’états et apprennent quelque chose aux acteurs de la relation. Dans notre travail de recherche, autour de nos actions en établissements scolaires, nous avons exploré, plus spécifiquement, la place de la réciprocité actuante dans l'avènement de la parole de l'enfant, entre l'enfant et l'adulte ainsi qu’entre l'enfant et lui-même. Comme l'écrit Nathalie Bois-Huyghe, « Cette dimension-là de la réciprocité actuante mérite d’être précisément observée. En effet, si elle est largement observée  sous l’angle de l’interaction avec un tiers dans le champ de la pratique de relation d’aide manuelle et de la pédagogie gestuelle en pédagogie perceptive, elle reste à ce jour encore peu abordée sous celui de l’interaction de soi à soi, en particulier dans le champ de la verbalité chez l’enfant. »

La pratique des ateliers : le corps, lieu d’émergence d’une parole immanente

Les ateliers se sont déroulés sur cinq séances de quarante-cinq minutes par groupe avec trois groupes classe d’une vingtaine d’enfants de sept, huit et neuf ans durant cinq semaines dans le cadre des séquences de français. À chaque rendez-vous, nous avons mis en place des temps d’introspection et de travail attentionnel évolutifs, tournés vers l’extérieur puis vers l’intérieur du corps. Ces temps d’introspection sont, ici, des temps de mise en relation à soi, à son corps, à ses perceptions, à son langage intérieur, que nous avons posé comme préalables aux temps d’écriture. Dans le prolongement, nous avons proposé aux enfants des séquences d’écriture, témoignages des perceptions et des pensées éprouvées dans ces temps spécifiques où ils énonçaient leur ressenti en utilisant l’anaphore « je suis ». Puis, chaque enfant est venu nous montrer sa production.
À ce stade de l’écriture de cet article, nous viennent en mémoire les mots de chacun d’entre eux, leurs émotions, la douceur de leur voix. Nous ne pouvons pas nous empêcher de relater l’instant où Héloïse, sept ans et demi, s’est approchée de nous. Son écriture était assez peu lisible et nous l’avons invitée à lire ce qu’elle avait écrit. Elle se lance timide, puis, balbutie les deux derniers « vers » de son texte : « Je suis le courage des prisonniers, je suis la danse de ceux qui ne peuvent pas danser. ». Nous marquons alors un silence tant nous sommes stupéfaits de ce que nous venons d’entendre. Après ce temps d’accueil, nous nous assurons d’avoir bien entend ; elle répète et insiste plus fort : « Je suis la danse de ce qui ne peuvent pas danser. » et elle explicite «Ça m’est venu comme ça. J’aime quand ça danse à l’intérieur de moi ; ça danse dans moi des fois, quand je suis assise comme ça. Et j’ai pensé à tous ceux qui ne peuvent pas danser comme ça ». Son témoignage nous a bouleversés et enseigné, à cet instant, sur la nature même de la parole qu’elle venait de déposer sur son ardoise. D’autres, toutes aussi émouvantes, ont suivi. 

Une fois leur petit texte écrit, est venue l’heure de la socialisation, l’heure où chacun d’entre eux se dévoile au groupe, dans la lecture de leur propre auto-louange, dans une longue et lente énonciation de la vie qui traverse chacun de leur mot. C’est un moment d’une émotion singulière où chacun s’approprie la parole de l’autre et où il s’y reconnait.

Enjeux et perspectives

En qualité de pédagogues et de chercheurs en sciences humaines, il nous apparaissait important, certes, d’ouvrir un espace d’expression à l’enfant, de l’organiser, de réguler les paroles qui émergent dans et de cet espace-là mais, fondamentalement, il nous paraissait important de porter notre regard sur le « comment », c’est-à-dire comment cet espace se nourrit et se coconstruit dans l’enceinte du corps et comment il vient renouveler la parole de l’enfant.

Dans cette approche de la parole de l’enfant, nous percevions que c’est toute l’évolution de la société et de la place que ce dernier y occupe qui est interrogée. Il nous semble, en effet, que les natures de l’autorité, de l’individualisation, de l’acceptation de l’enfant en tant « qu’autre » et de l’enfant en soi y sont mises en jeu.

On le voit ; la question du rapport au corps est ici centrale. Le corps est, ici, « organe » et « caisse de résonance » du « devenir sujet » de l’enfant, c’est-à-dire qu’il devient compétent à se percevoir et à s’apercevoir, à discriminer et à évoquer, à interagir avec son vécu intime qu’il offre en partage. Il déploie là une capacité à dialoguer et à entrer dans une relation d’altérité avec lui-même et avec les autres et, par-dessus tout, à en apprendre quelque chose pour lui, pour nous; quelque chose d’émouvant, de beau, de singulier, d’universel, quelque chose où se reconnait notre nature humaine.

Cette pratique où perception et sens prennent corps, nous apparaît une merveilleuse école de l’altérité, de dignité, d’assujetion, de restauration de l'estime de soi et de poésie joyeuse. C'est, aussi, une des nombreuses traces de nos amis d'Afrique, avec qui l’École de Créon, est en relation de cœur, résonances d’une pratique ancestrale. À nous de nous en saisir comme un espace vivant où s’exprime la potentialité de l’humanité qui nous fonde.

Voici quelques auto-louanges rédigées dans nos ateliers d’écriture par les enfants.

« Je suis libérée comme l'ange
Je suis douceur du cœur, amour de l'oiseau,
Force de la feuille qui pousse au printemps
Je suis la gentillesse de ma maman qui brille comme le soleil
Je suis l'intelligence du ciel,
Je suis grande comme la terre, patiente comme le cerf, souple comme le dauphin.
Je suis l'amour de la lettre
. »
            Céleste, huit ans

 

« Je suis libéré de toute obligation.
Je suis gentil comme ma maman.
Je suis joli comme un papillon qui vole.
Je suis grand comme un immeuble
Je suis un enfant important
Je suis la vie d'une cascade d'eau pure
Je suis le drapeau en haut d'un rocher
»
            Tanguy, sept ans

 

« Je suis l'océan qui donne force aux animaux marins.
Je suis la force de la vague
Je suis le vent qui donne vie aux oiseaux
Je suis la patience du vivant
Je suis une flamme qui traverse le monde.
»
                Clément, huit ans

 

« Je suis le nuage qui vole quand je dors                                           
Je suis la musique qui chante à l'intérieur de moi
Je suis les étoiles qui brillent
Je suis le courage des prisonniers
Je suis la danse de ceux qui ne peuvent pas danser.
»
                Héloïse, sept ans et demi

 

Nathalie Bois-Huyghe
Vincent Huyghe

Informations de publication: 
In Le corps dans la société, le corps à l’école. Publication numérique éditée par le Centre Dramatique de Wallonie pour l’enfance et la jeunesse, avec le soutien de la communauté européenne (http://www.cdwej.be/documents/pdf/publicationcorps.pdf)

Sources: 

Berger, Eve (2014). Le Sensible et l’enfant : un corps pour grandir en conscience tout au long de la vie. In Le corps dans la société, le corps à l’école. Publication numérique éditée par le Centre Dramatique de Wallonie pour l’enfance et la jeunesse, avec le soutien de la communauté européenne (http://www.cdwej.be/documents/pdf/publicationcorps.pdf)

Bois Huyghe Nathalie: Présentation orale, diplôme de 3° cycle en méthodologie de recherche, université Fernando Pessoa, Porto, Juin 2010 

Rugira, J. & Galvani, P. (2002). Du croisement interculturel à l’accompagnement transculturel en formation. L’accompagnement dans tous ses états : Education permanente, 153, 179-196.

Singer Christiane. (2008).  Préface au livre : "Souviens-toi de ta noblesse" de Marie MILIS : Le grand souffle, préface.