Editorial Réciprocités N°3

recherche qualitative
Auteur(s) :

Pierre Paillé - Professeur à l'Université de Sherbrooke (Québec), Spécialiste des méthodes qualitatives

Professeur associé à l'Université Fernando Pessoa de Porto (Portugal) et à l’Université Catholique de l’Ouest à Angers (France).

Dans cet éditorial du N° 3 de la revue réciprocités Pierre Paillé soulige l'effort de "théorisation ancrée" des chercheurs ainsi que l'ambiguïté source du processus créateur naissant de l'entrelacement entre l'universel et le singulier dans la recherche.

Au coeur de la tension créatrice

La pomme ne tombe jamais bien loin de l’arbre, dit-on. Est-ce bien vrai ? Il me semble que, dans mon cas, c’est tout au bout du verger que je suis apparu à moi-même dans ma conscience propre, si loin de mon arbre familial, si loin d’une construction sociale possible de moi-même. J’ai l’impression en fait que je viens d’un autre monde, et toute ma vie d’adulte a consisté à incarner ce « je suis », non sans d’intenses souffrances dues à l’impossibilité, pendant un long moment, d’être à la fois dans le monde et dans mon monde. Ce « long moment » appartient de plus en plus au passé, et ma pratique d’apprenti-chercheur du Sensible ainsi que mes collaborations avec l’équipe du Cerap sont à mettre au compte de cette nouvelle histoire de ma vie, d’où mon empressement à accepter avec bonheur l’invitation de Danis Bois à faire ce texte éditorial. 

Mais la longue quête de soi, cela peut faire aussi une carrière de chercheur, croyez-moi ! Et plus précisément de méthodologue, et alors le défi n’est pas de trouver l’objet (de recherche) mais de découvrir comment parvenir à le construire de manière à ce qu’il réalise l’incarnation d’un monde dans le monde. En chemin, il m’est arrivé de qualifier cet effort de « théorisation ancrée » (qui est une traduction de grounded theory, une approche de la recherche des Américains Barney Glaser et Anselm Strauss), et je pense que l’on voit bien dans cette expression la tentative de réussir l’amalgame de la théorie (l’idée) et de l’empirie (ce qui supporte l’idée, mais parfois aussi y résiste ou la met au défi), autrement dit de la conscience et de la matière (corps).

Il me semble que cette tentative d’arrimage traverse également, de différentes manières, l’ensemble des textes de ce numéro de Réciprocités. Il y a donc quelque chose d’universel dans cette quête, ou alors y a-t-il quelque chose d’éminemment personnel qui nous réunit tous autour de ce thème, au sein de cette communauté. En fait, il y a peut-être un peu des deux, à la fois un peu de l’un (universel) et un peu de l’autre (personnel), et je le pose de cette manière comme le reflet d’une ambiguïté que je vais également faire ressortir en tant que moteur de la quête que j’ai pressenti dans les textes de ce numéro, et aussi, il faut bien le dire, dans ma vie. Le terme d’« ambiguïté » n’est pas du tout négatif ici, il rend compte d’une tension fondamentale qui est à la source même du processus créateur. La manière dont je vais en traiter emprunte au maître zen Albert Low, qui dans l’ouvrage Créer la conscience, situe cette ambiguïté au cœur de l’expérience de la conscience en tant qu’étant à la fois : moi-centre et moi-périphérie. Autrement dit la conscience présente cette ambiguïté fondamentale qui est due à l’effet que « moi » est à la fois un centre (je suis, voilà tout) et une périphérie (je perçois que je suis : il y a un moi périphérique qui perçoit le moi-centre). Ceci étant, je ne réalise pas l’unité, car la conscience ne réside ni dans l’un (moi-centre) ni dans l’autre (moi-périphérie), de même que, sur un autre registre, la vie des gens qui m’entourent n’est pas réductible à moi (autre=moi), mais elle ne m’est pas non plus totalement étrangère (l’autre=l’autre), ou, encore, celui que je suis ne se résume pas à celui que j’ai été (moi-périphérie), mais il n’est pas pour autant une création ex nihilo (moi-centre). Mais la tension peut-elle trouver à s’incarner dans les deux à la fois ?

C’est selon moi l’une des questions, autour de l’expérience du corps, que posent les textes que vous allez lire. Ainsi : peut-on recevoir la vie de l’autre sans l’intention de la changer, toucher sans intention de produire quoi que ce soit (Clémence Dubé) ? La subjectivité incorporée du chercheur peut-elle devenir le lieu de la recherche, même pour les approches dites « objectives » (Gilles Deshaies) ? Se soigner soi-même est-il le passage privilégié pour mieux soigner l’autre dans un rapport d’égalité (Ana Cristina de Sà) ? Le renversement du rapport du corps parlant au corps parlé est-il ce qui peut amener un changement de paradigme en ce qui concerne le corps biographique (Marie-Christine Josso) ? Si l’on est parfois tenté de se divertir de soi pour éviter de se retrouver, est-il possible, en revanche, de se rencontrer véritablement en devenant corporellement présent au présent (Danis Bois) ?

Je laisse aux auteurs le soin de répondre, chacun de leur manière, aux formes particulières de cette énigme. Pour ma part, je dois au métier de chercheur de m’avoir maintenu au cœur de cette tension créatrice. L’analyse qualitative, une pratique que j’ai développée au cours des vingt dernières années, est une approche de construction du sens qui n’est redevable entièrement ni au chercheur et à sa sensibilité théorique et expérientielle, ni aux témoignages des participants à nos recherches et à leurs expériences phénoménologiques particulières. On pourrait dire que le sens se situe entre les deux, mais cela n’est pas tout à fait juste non plus, car le sens n’est jamais une moyenne. En fait le sens vit, plus qu’il ne se trouve, et pour le moment il est constitutif, pour moi, de l’acte de chercher.

Par ailleurs, la recherche n’a jamais été et ne sera jamais, pour moi, une activité avant tout intellectuelle, elle est aussi existentielle, spirituelle. Elle comprend également une dimension corporelle, alors que dans ma vie j’ai toujours fait place à des pratiques du corps : yoga, bio-énergie, intégration posturale. Et je dois à ma rencontre, il y a cinq ans, avec la somato-psychopédagogie, d’avoir d’abord pressenti puis vraiment expérimenté à quel point le corps est un lieu infiniment plus vaste, mouvant et sensible que l’on pourrait croire. J’écris ce texte en sachant que, non seulement les lecteurs habituels de Réciprocités, mais aussi mes collègues universitaires vont lire ce témoignage. Ainsi je contribue, je l’espère, à réunir des mondes, et ce faisant, à mieux incarner, du même coup, celui que je suis véritablement.

Pierre Paillé

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La revue "Réciprocités"

Cet article est issu de notre revue :

Numéro 03 - Advenir et démarche de sens

Ce numéro est consacré à la poursuite de l'explicitation des concepts fondant le paradigme du Sensible.

Après l'éditorial que nous offre le Professeur Pierre Paillé sur la tension créatrice qui nourrit la recherche qualitative, le professeur Danis Bois présente le concept de l'advenir, à la croisée des temporalités

La professeure Marie-Christine Josso analyse la place du vécu du corps dans l'expérience biographique sensible comme lieu d'accueil de l'advenir