Sentiment d’existence et Connaissance de soi

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Auteur(s) :

Carlos Morgadinho

La relation existant entre le sentiment d’existence et la connaissance de soi est aujourd’hui admise dans d’innombrables travaux et réflexions, tant en formation d’adultes qu’en psychologie ou encore en philosophie, et récemment en neurosciences.

Cette recherche vise à mieux comprendre ce que j’ai vécu lors de mon expérience du Sensible et de présenter une réflexion autour du sentiment d’existence et de la connaissance de soi. Elle s’inscrit dans une double dynamique de recherche : une recherche personnelle voire existentielle en tant qu’être humain en quête de sens à sa propre vie, mais aussi professionnelle en qualité de masseur-kinésithérapeute-ostéopathe spécialiste de la méthode Mézières, à la recherche du geste thérapeutique juste. J’ai été ainsi amené à revisiter certains fragments de ma vie à travers la réalisation d’un journal de bord qui m’a servi de matériau de recherche. Je souhaite à travers cette dynamique de recherche mieux comprendre en quoi et comment le sentiment d’existence sur le mode du Sensible participe-t-il à une meilleure connaissance de soi ?

Mots-clés : sentiment d’existence, connaissance de soi, expérience du Sensible, conscience et perception, écriture existentielle

Extraits du chapitre Synthèse et conclusions (pp. 82-89)

3.1 Mise en perspective théorique

Vient le moment de finaliser ma recherche par une synthèse et conclusion qui mettra en évidence quelques réponses concernant ma question de recherche : en quoi et comment le sentiment d’existence sur le mode du Sensible participe-t-il à une meilleure connaissance de soi ? Il m’a semblé pertinent pour répondre à cette question de définir les contours du sentiment d’existence sur le plan théorique.

Dans un premier mouvement théorique j’ai tenté de situer la dynamique du sentiment telle qu’elle est entrevue dans les neurosciences. Je me suis surtout appuyé sur les travaux d’A. Damásio pour qui le sentiment est la perception d’un état du corps. Selon ce dernier, les sentiments ne dérivent pas nécessairement des états réels du corps, mais d’une cartographie en lien avec les régions sensibles du cerveau.

Il est acquis que l’émotion survient avant les sentiments et que les sentiments contribuent au processus de la conscience. C’est pourquoi j’ai pris soin d’aborder la conscience qui résulte de l’acte de se connaître offrant un sentiment de soi qui se situe en arrière-plan. Dans cette perspective, la conscience est considérée comme contenu de la connaissance qui se donne dans la relation entre l’organisme et l’objet.

Je me suis enfin tourné vers les philosophes pour questionner le sentiment d’existence. Au terme sentiment lui est associé celui d’existence nous renvoyant à la vie concrète de l’homme et à la saisie du vivant dans l’homme. Sous cet angle, le sentiment et l’existence sont reliés par le sentir. Dans cette perspective le lieu d’articulation entre l’esprit et le sentiment organique convoque un sujet actif ou plus précisément un sujet qui s’aperçoit. F. Maine de Biran nous ouvre quelques indices de compréhension quand il distingue sensation et sentiment : « le terme sensation est ambigu, et, venant du mot latin sensus, peut n’indiquer que la fonction du sens, identifiée par les physiologistes avec celle du l’organe, au lieu que le terme sentiment, dérivant du terme sentir, emporte avec lui l’idée de la participation nécessaire d’un sujet individuel et conscient » (Maine de Biran, 1995, p.143) Cette vision du sentiment met en relief la participation du sujet et le déploiement de sa conscience. Le verbe sentir n’est pas seulement transitif, mais il désigne la participation immédiate du sujet à l’impression organique sensible qu’il reçoit. On voit alors une différence entre le sentiment de Damásio et celui de Maine de Biran et de Straus, même si pour ce dernier le sentir est surtout une relation originelle au monde.

Sur la base de ces données, qu’en est-il du sentiment d’existence sur le mode du Sensible ? J’ai pris soin de visiter la spirale processuelle du rapport au Sensible sous l’angle du sentiment d’existence. J’ai considéré en effet que les catégories du Sensible qui sont décrites dans ce modèle s’apparentent en partie au sentiment d’existence de Maine de Biran dans la mesure où ce sentiment résulte de modifications organiques conscientisées et aperçues par le sujet de façon active. Indépendamment de certains points de convergence entre F. Maine de Biran et D. Bois, on note cependant des spécificités entre le sentiment d’existence de Maine de Biran et celui de D. Bois. La première différence se situe au niveau de la force passive du sentiment. Chez Maine de Biran, le sentiment positif ou négatif n’est pas sous la maitrise de sa volonté, en quelque sorte le sentiment l’envahit à tout moment (états de quiétude, de calme, de joie extatique ou de trouble, de douleur, de regret). Au contraire, le sentiment d’existence sur le mode du Sensible est un état convoqué de façon active par le sujet grâce à une qualité perceptive toute orientée vers l’intériorité du corps et grâce à des instruments pratiques qui favorisent le lien avec le Sensible (la relation d’aide manuelle, la relation d’aide gestuelle et l’introspection sensorielle).

Un autre élément signe la spécificité du sentiment d’existence du Sensible, la nécessaire perception du mouvement interne qui constitue le point d’émergence du sentiment d’existence. Une fois perçu, le mouvement interne offre des contenus de vécu qui semblent placer le sujet dans un état de paix, de sérénité et de joie intérieure. De là, émerge une connaissance immanente qui contribue à la connaissance de soi. Le sujet accède alors à une pensée spontanée qui émerge du ressenti organique et qui l’informe de son état intérieur à partir duquel se déploiera une nouvelle connaissance de soi.

3.2 Retour à la question de recherche et résultats

Tout au long de ma recherche j’ai tenté de rester fidèle à mon implication, puisqu’il s’agissait de me livrer dans mon intimité et de créer un matériau de données qui me permettrait de comprendre l’importance de l’expérience du sentiment d’existence sur le mode du Sensible sur le déploiement de nouvelles connaissances de moi-même.

J’ai tenté le dur exercice du « connais-toi toi-même » gravé sur la pierre du temple le gnôthi seauton et reprit par Socrate. Je n’ai pas la prétention de cerner tout le sens compris par la quête de la connaissance de soi. Cependant, je tiens à préciser que je ne l’ai pas inscrite comme fondement de la morale. J’ai simplement souhaité examiner en moi-même la question que je me suis posée et que j’ai transposée au cœur de ma recherche en me souciant constamment de me tenir dans une distance de proximité sur la base d’un regard qui surplombe ma propre expérience tout en la pénétrant au plus profond. Dans cette perspective, se connaître implique d’abord de se reconnaître là où on n’a pas accès en soi : se soucier de soi-même n’est pas en lien avec le regard extérieur, mais avec le regard intérieur ; même si le mot intérieur pose tout un tas de problèmes. Le souci de soi implique une certaine façon de questionner sa pensée, mais aussi son ressentiment.

Je n’ai pas souhaité à travers cette quête de connaissance de soi, aller vers l’occupation de soi par soi-même à travers un regard narcissique, j’ai simplement souhaité mieux comprendre les tempêtes qui dirigeaient ma pensée, plus que je ne la dirigeais moi-même. Un mouvement qui me conduisait à revisiter mon passé en le laissant venir à moi durant le temps de l’écriture et à m’altérer profondément dans mon actuel. C’est en tout cas ce que l’analyse à mis en évidence, dans le passage consacré à l’atmosphère qui à enveloppé mon acte d’écriture. En effet, il est apparu de nombreux moment de somatisation qui s’exportaient du passé pour s’importer dans mon présent. J’ai compris à travers l’analyse de mon journal que mon passé empiétait de façon tenue mon présent contrairement à ce que je pensais au départ dans la mesure où je croyais m’être distancié des événements de mon passé. C’est probablement pour cela qu’en parlant de mon présent, je parlais en fait de mon passé. C’est en tout cas ce qui s’est révélé lors de mon analyse où j’ai constaté avec une certaine stupeur que j’avais une facilité déconcertante à parler de mes états du passé et une difficulté à écrire l’état de mon présent. En pensant parler de mon présent, je parlais de façon permanente de mon passé, finalement très présent dans mon actuel. Je constate que cette présentification du passé est une tendance permanente chez moi dans la quête à ma propre connaissance. Cette tendance a généré une écriture davantage explicative que descriptive dans la mesure où je décrivais un passé présentifié qui rendait trouble mon regard sur moi-même. C’est pourquoi, je le constate, jamais le présent ne s’est donné sous la forme débarrassée de mon passé.

Sauf quand mon regard s’est orienté vers l’expérience du Sensible où le sentiment d’existence passif et négatif constamment activé dans ma quête explicative (une volonté de trouver une cause de mon état actuel dans le passé, a laissé place à un sentiment d’existence positif. J’ai pu ainsi par contraste, décrire de façon positive les états transportés par la rencontre avec le Sensible. D’abord, au contact des instruments pratiques de la somato-psychopédagogie et ensuite au contact de moi-même depuis le lieu du Sensible. Une expérience « énorme » comme je l’ai mentionnée dans mon analyse, qui a bouleversé certains de mes repères et notamment mes repères intellectuels, conceptuels sur lesquels je pouvais m’appuyer et me sentir exister. De nombreux passages ont montré la confrontation entre le nouveau et l’ancien.

Avec la rencontre du Sensible, j’ai pu par contraste, mesurer à quel point j’avais une distance avec moi-même sans véritablement en prendre conscience jusqu’alors. J’étais animé de sentiments d’existences négatifs, nausées, malaises, tristesses que j’attribuais d’une certaine manière à un manque de Dieu en moi, ou à un manque d’humanité autour de moi.

Après ma recherche, j’ai pris conscience que cet état de sentiment d’existence négatif était dû à une absence à moi-même et à ma propre vie. J’ai constaté que la présence en moi m’offrait un sentiment de globalité, de bonheur, de joie, voire d’extase et de confiance qui sont autant de sentiments d’existence sur le mode du Sensible. Dans ce registre, j’ai pris acte que la présence de ce sentiment d’existence est reliée au vécu du mouvement interne dans le corps et que celui-ci constitue de façon évidente le substratum physiologique du sentiment d’existence sur le mode du Sensible. Sur cette base, je peux affirmer que ma recherche m’a conduit à cerner la nature du sentiment d’existence sur le mode du Sensible sur le plan théorique, mais également sur le plan expérientiel.

Le sentiment d’existence sur le mode du Sensible tel qu’il s’est donné à mon expérience est constitué d’une relation au mouvement interne (même si je le rappelle j’ai peu parlé de celui-ci), d’une unité entre le corps et l’esprit donnant lieu à un sentiment de tranquillité, de sérénité et d’amour envers soi et envers autrui. Mais ce qui ressort le plus est le sentiment de présence à soi qui contraste de façon nette avec l’imperçu de son absence de soi à soi.

Un autre critère qui apparaît dans l’analyse du sentiment d’existence sur le mode du Sensible est celui de son influence sur son processus de transformation. Ainsi, cette nature de sentiment qui véhicule le sens de l’existence, n’est pas simplement du domaine du sentir, mais du domaine du réfléchir. À ce niveau, le „sentir’ et le „réfléchir’ sont entrelacé dans un mouvement qui porte la force de sa propre création de soi. De nombreux passages sont venus confirmer ce phénomène. L’expérience du Sensible est transformatrice au point, comme je l’ai écrit, d’avoir le sentiment de vivre une seconde naissance en découvrant son propre corps.

J’ai été étonné de constater le peu de place que j’ai donné au corps dans mon écriture, pourtant avec du recul, au contact du Sensible le corps change de statut : de « corps objet » il devient « corps sujet » dans la mesure où le sujet est interpelé de façon paroxystique. Puis, il devient « corps Sensible » dans la mesure où le sentiment organique devient un partenaire de vie Sensible et réflexive.

Un dernier critère est le sentiment d’existence sur le mode du Sensible en tant que lieu de production de connaissance. Il ne s’agit pas d’une connaissance qui est alimenté par l’extérieur, mais une connaissance immanente puisque venant de l’intériorité et de la profondeur. Avant ma rencontre avec le Sensible, la connaissance de moi-même s’appuyait essentiellement sur les savoirs théoriques et conceptuels que je m’étais approprié de façon forte. La première connaissance qui s’est donnée a été de prendre conscience que la connaissance de soi pouvait également s’appuyer sur ses propres vécus intérieurs à partir desquels on retrouve sa propre identité corporelle et réflexive dans la mesure où la pensée qui se donne s’actualiser depuis le lieu de soi. Cette connaissance n’a pu se faire qu’en revisitant son rapport au corps qui jusque là était « minimisé » pour reprendre le terme utilisé pour définir le regard restrictif que je portais aux potentialités du corps. J’ai donc ressenti de façon nette que le retour à la globalité du corps accompagné d’une présence à soi, participait pleinement à la connaissance de moi-même.

Dans cette perspective, ce nouveau rapport à la connaissance a eu un impact sur ma vie professionnelle. À plusieurs reprises, certains passages notent un renouvellement de mon rapport au toucher manuel qui est devenu plus écoutant, plus profond, me donnant ainsi accès à une nouvelle façon d’entrer en relation avec autrui. Le corps devenant un lieu de communication et de relation.

Enfin, la connaissance de soi sur le mode du Sensible m’a permis de gagner en authenticité « moins exhaustive » pour devenir plus simple, peut-être plus réelle ce qui a changé mon rapport au monde et aux hommes.

Pour toutes les raisons évoquées, il me semble être en mesure de dire que ma recherche m’a offert plusieurs réponses à ma question de recherche, même si je prends conscience que j’aurais pu développer davantage l’articulation d’influence entre le sentiment d’existence et la connaissance de soi. Je peux donc, sur la base de ma dynamique interprétative conclure que l’expérience du Sensible m’a permis un retour à moi-même, un accès à un lieu de plénitude, un accès à un lieu de compréhension de moi-même ancré sur un sentiment organique, un accès à un nouvel élan de vie moins englué par mon passé et plus ouvert au présent qui se donne, et enfin un accès à la validation de mes transformations donnant lieu à une nouvelle connaissance de soi.

En discussion finale, je souhaite relever le caractère universel de cette recherche et sortir du cas singulier. En effet, j’ai le sentiment qu’à travers cette étude sur le sentiment d’existence sur le mode du Sensible et la connaissance de soi, de toucher au plus près les potentialités de la nature humaine. En effet, si l’homme est un être d’altérité, comme le dit E. Lévinas, il est en revanche très éloigné de la partie Sensible de son être et n’entretient pas ainsi un mouvement de réciprocité entre le ressentir et le réfléchir, entre l’identité corporelle et l’identité psychique. Dans ce sens ma recherche participe, certes de manière modeste, à enrichir la compréhension de la nature humaine.

3.3. Critiques et limites de ma recherche

J’ai conscience que mon champ théorique aurait mérité d’être plus conséquent et notamment j’aurais pu développer le concept de la connaissance de soi à partir d’une herméneutique du sujet, présentant ainsi une vision théorique de la notion du fameux « connais-toi toi-même » et en montrant les finalités historiques d’un sujet éthique qui se constitue dans un rapport déterminé à soi pour être plus présent à autrui. Cela m’aurait permis de mieux comprendre le lien entre le sentiment organique et la connaissance de soi.

J’ai conscience également que mon journal de bord livre quelques digressions par rapport à mon sujet de recherche. À certains moments je quitte mon sujet de recherche pour aller explorer des champs théoriques, conceptuels et philosophiques qui n’avaient comme intention que de confirmer ma pensée théorique en place.

3.4. Perspectives

La question posée par Socrate me semble encore d’actualité et n’a pas été saturée par l’esprit humain. Ma recherche propose humblement d’associer au mouvement de l’esprit le mouvement du corps, plus précisément le corps Sensible, pour tenter d’approcher au mieux cette fameuse question du « connais-toi toi-même » et qui oblige l’homme assujetti à devenir le sujet de lui-même au cœur de sa plénitude incarnée. Ma recherche est une invitation à faire l’expérience du Sensible et faire l’expérience de soi via son corps sensible. Faire l’expérience du Sensible a été pour moi la seule véritable manière légitime de me comprendre à travers le sentiment d’existence sensible et la connaissance de moi immanente qui a émergé de l’expérience.

Je souhaite prolonger ma réflexion en questionnant la connaissance de soi sous l’angle de l’unité dynamique entre sentiment d’existence organique et la vie réflexive de l’homme. En disant cela je vais à l’encontre de la pensée de M. Foucault qui dit : « le corps ne peut se servir de soi » (Foucault, 2001, p.55) dans la quête herméneutique de l’être, puisque « c’est l’âme en tant qu’elle se sert du langage, des instruments et du corps » (Ibid.) qui permet le retour à soi. Avec D. Bois par contre, le retour à soi convoque nécessairement le retour au corps Sensible

 

 

Carlos Morgadinho

Sources: 

Foucault M. (2001). L’herméneutique du sujet. Paris : Le Seuil.

Maine de Biran (1995). De l’aperception immédiate, oeuvres tome IV. Paris : Librairie Philosophique Vrin.

Maine de Biran F. (1995). De l’aperception immédiate, Mémoire de Berlin 1807. Paris : Vrin.

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Sentiment d’existence et connaissance de soi

Par Morgadinho, C.
2011
Master 2 (Mestrado)
Fernando Pessoa
Psychopédagogie Perceptive