Influence sur le système de santé de la transformation des professionnels de santé sur le terrain

Auteur(s) :

Josée Lachance - Praticienne et formatrice en Somato-psychopédagogie, Docteure en sciences de l'éducation de l'Université de Sherbrooke

 

Le milieu de la santé n’émane pas la santé, peut-être sommes-nous dans une impasse et devons-nous reconsidérer le mandat du système de santé afin de mieux influencer la culture qui règne dans nos institutions de même que la santé de celles-ci. Cet article porte sur les modifications du mandat du système de santé vues sous l’angle des transformations personnelles. Cette perspective est basée sur une modélisation qui illustre les transformations expérientielles vécues par des médecins à la suite d’une formation corps et esprit, soit les pratiques du Sensible.

La modélisation illustre le processus de transformation rapporté par les médecins, à la suite des prises de conscience qu’ils font, à travers les expériences des pratiques du Sensible, tout en développant une relation de proximité à eux-mêmes. La formation s’est révélée bénéfique pour leur santé. L’élargissement de leur conscience de soi et la qualité de leur « savoir-être » induits par la formation contribuent à leur impression de « se sentir entier » et leur donnent une qualité de présence qui influence le type de soins qu'ils peuvent fournir à leurs patients en considérant l'individu dans son ensemble.

Cette perspective peut transformer le mandat du système de santé et améliorer l’état de santé autant des soignants que des soignés, tout en élargissant le concept de santé.

published in International Journal of Whole Person Care

Introduction

L’épuisement des médecins est présent dans nos institutions, comme le mentionne le rapport annuel du programme d’aide aux médecins du Québec (PAMQ) 2016-2017 : « Il est bien documenté que les décès par suicide sont plus fréquents chez les médecins et que le taux d’épuisement professionnel est de 36 % supérieur à celui de la population générale » (p. 17). Il semble que la culture reliée à cette profession occasionne des comportements dysfonctionnels et que le processus puisse débuter autour de la période d’admission des étudiants en médecine, par la forte pression de performance, de compétitivité et la culture de l’endurance (Maranda, Gilbert, Saint-Arnaud et Vézina, 2006; Roman et Prévost, 2015).

L’intention de vouloir transformer le mandat du système de santé ne peut pas faire fi de cette donnée importante du milieu. Il semble que la culture médicale, et peut-être plus largement la culture de notre société occidentale capitaliste, contribue à accroître la problématique. Les derniers changements apportés par le ministère de la santé dans nos institutions semblent créer une pression de plus chez les médecins et amplifient leurs problèmes de santé. Le PAMQ fait état d’une augmentation de 40 % du nombre de personnes ayant demandé de l’aide au cours de l’exercice 2016-2017. Cette hausse s’explique par la hausse de suicides dans le milieu occasionnant des interventions de masse et par l’augmentation de 20 % des consultations individuelles liées aux enjeux vécus sur le terrain.

La transformation du système de santé peut être envisagée d’un point de vue organisationnel et propulsée par une volonté politique, mais elle peut aussi être vue par l’intermédiaire des personnes travaillant dans l’institution. Ainsi, nous faisons le postulat suivant : le personnel soignant peut être considéré comme de potentiels agents de changement. Le présent article s’appuie sur le développement d’une modélisation par théorisation ancrée issue d’une recherche qualitative qui illustre les transformations vécues par des médecins qui ont suivi une formation expérientielle. Par la suite, les auteurs élaborent différentes réflexions sur les liens possibles entre l’expérience de formation pour devenir médecin (cursus universitaires), la manière d’exercer la médecine et les effets sur les patients.

1. La modélisation par théorisation ancrée

1.1. Les bases de la modélisation

La modélisation a été présentée lors du congrès Whole Person Care (Lachance, Desbiens and Xhignesse, 2018). Elle a émergé de la thèse de doctorat de Lachance (2016) ainsi que de réflexions nées de la création de deux affiches qui ont été présentées lors de congrès : Centile International Conference to Promote Resilience, Empathy and Well-Being in Health care Professions (Lachance, Paillé, Desbiens and Xhignesse, 2015) and the International Congress on Integrative Medicine and Health (Lachance, Paillé, Desbiens and Xhignesse, 2016b). La modélisation a aussi été alimentée par le concept de santé en lien avec la conscience, concept soulevé par Newman (1990; 1997) ainsi que par l’articulation que fait Honoré (1992; 2003) entre la formation et le soin, où l’expérience de formation devient soignante, et contribue à donner du sens. Newman (1990; 1997) tout comme Honoré (1992; 2003) considèrent l’environnement comme étant un élément déterminant pour la santé de la personne. 

1.2.  La description de la modélisation par la théorisation ancrée  

Les six médecins formés aux pratiques du Sensible sur une période de 500 heures réparties sur quatre ans (quatre outils d’intervention de la méthode Danis Bois : thérapie manuelle ou fasciathérapie MDB, gymnastique sensorielle, introspection sensorielle et entretien verbal à partir de l’expérience corporelle) rapportent avoir vécu des transformations intrapersonnelle et interpersonnelle qui ont eu des incidences positives sur leur santé.

Le modèle (illustré à la figure 1) est fait de cercles concentriques. Il y a les cercles centraux qui représentent la relation intrapersonnelle, de la profondeur à la superficie et où le corps est au cœur du modèle. Un autre cercle plus grand englobe les relations interpersonnelles de la personne avec les autres professionnels de la santé et avec les patients. 

 

 

Les apprentissages répétés à l’aide des quatre outils d’intervention des pratiques du Sensible ont amené les médecins à vivre un déplacement intérieur du point un au point deux, comme si les expériences corporelles permettaient aux personnes d’être plus recentrées vers elles-mêmes tel qu’illustré à la figure 1 dans la modélisation. Ces personnes témoignent être plus en proximité et à l’écoute de leur corps. Selon Lachance (2016), poser son attention sur son corps semble être un facteur qui facilite le recentrage de la personne, cette pratique du sensible transforme le rapport que les participants entretiennent avec leur corps (Lachance, Paillé, Desbiens et Xhignesse, 2016a).

Lors de l’étape de changement de positionnement à partir de leur ancrage corporel, les participants nous rapportent avoir vécu des dépassements de limites (peur de l’erreur, manque d’estime de soi, angoisse). Certains rapportent « une sensation de réconciliation avec eux-mêmes ». L’expérience de contact répété avec le Sensible permet des prises de conscience sur des incohérences de leur vie, augmentant ainsi le pouvoir qu’ils ont sur leur vie et leur potentiel de santé (Newman, 1990; 1997). Plusieurs mentionnent un changement de rapport à la confiance. Le fait de prendre conscience de nouveaux éléments dans leur vie n’est pas un gage de changement, mais plutôt un lieu de choix.

Au cours du processus de transformation, la personne vit un changement identitaire. Elle découvre des ressentis corporels qui deviennent alors des référents intérieurs, ceux-ci supplantent parfois les référents extérieurs qui influençaient précédemment sa manière de prendre des décisions. Ainsi, la personne change son rapport à ces référents extérieurs et donne plus de valeur à ses référents intérieurs nouvellement conscientisés. Elle modifie ainsi sa manière de vivre et de fonctionner avec elle-même, et éventuellement avec les autres. De ce processus de transformation émerge une qualité de savoir-être, à partir de l’ancrage et de la présence au corps, ce qui facilite la connexion à soi et aux autres. Le savoir-être est défini par : « un état de sérénité, de calme et de confiance d’où émergent les pensées et les actions » (Lachance, 2016, p. 424). L’ensemble des participants note un rehaussement de leur état de santé. Leur processus illustre bien l’articulation entre la formation et le soin, comme le décrit Honoré (2003), par les effets soignants de la formation.

2. Réflexion des auteurs

La prochaine section attire l’attention sur la potentialité des approches corps et esprit comme moyens de bonifier les liens formulés par Honoré entre formation et soin (1992; 2003) Elle tente également de faire des liens entre la modélisation (Lachance, Desbiens and Xhignesse, 2018) et la formation médicale, le milieu médical et la santé de la population. Il est clair que les participants ont vécu une transformation bénéfique après avoir été exposés aux pratiques du Sensible. De là, nous postulons que le médecin pourrait devenir un agent de changement susceptible de modifier la culture médicale et de transformer le mandat du système de santé, et ce, à partir de l’intérieur même du système. La dernière section présente une approche d'intégration réaliste d'une telle transformation.

2.1. Transformation des futurs médecins, vers une culture du prendre soin de soi

La formation aux pratiques du Sensible a contribué à mieux informer les participants de leur état physique et de leur état intérieur (émotions, pensées, ressentis), tout en les aidant à mieux s’accompagner eux-mêmes à travers le processus de recentrage engendré par ces pratiques. Le processus a été bénéfique pour les participants en ce sens qu’il a amené une vie personnelle plus cohérente et un accroissement de la capacité de se sentir unifié. Les résultats des recherches portant sur diverses interventions corps/esprit mettent aussi en évidence des effets de recentrage dans la vie des participants et la capacité de ceux-ci à percevoir les incohérences dans leur vie. Par exemple, des recherches menées sur les pratiques du Sensible (Large, 2009), d'autres sur les approches de réduction de stress par la pleine conscience adaptée (Irving et al., 2014; Rosenzweig et al., 2003) et  d'autres sur les médecines corps/esprit (Saunders et al., 2007) en ont fait mention. Chez les professionnels de la santé, le groupe d’Irving et al. (2014) note une augmentation de la propension à prendre soin d’eux-mêmes, après qu’ils aient suivi une formation sur la pratique médicale consciente.

Les capacités de réflexion générées par l'apprentissage transformateur semblent être le catalyseur de cette mutation transformatrice. Gadamer (1996) a écrit que « reflection is the free process of turning in on oneself » et que nos esprits sont ainsi autorisés à examiner leur propre contenu sur ce que nous comprenons et pourquoi. La réflexion peut nous permettre de prendre du recul envers nous-mêmes : « the ability to stand back from oneself is a fundamental prerequisite for linguistic orientation in the world, and in this sense, reflection is in fact freedom » (Gadamer, 1996). C'est la liberté de réfléchir intérieurement qui soutient cette recherche car c'est l'une des choses les plus humaines que nous faisons. Dans le monde pressé des médecins, prendre le temps de réfléchir sur eux-mêmes et leurs patients est ignoré car les demandes dépassent leur capacité à fournir des soins (Hovey, Dvorak, Hatlie et al., 2011). C'est alors que des erreurs médicales évitables peuvent survenir, exposant ainsi leurs patients à un risque accru de préjudice (Hovey, Morck, Nettleton et al., 2010).

L'enseignement transformateur établit une approche qui invite et favorise l'apprentissage communicatif, une approche dans laquelle les apprenants (médicaux ou autres) identifient les idées, les croyances, les valeurs et les sentiments problématiques sur un sujet central, tout en évaluant de manière critique leurs hypothèses sous-jacentes ; contestent leur justification par un discours rationnel et s'efforcent de prendre des décisions par la conclusion d'accords (Mezirow, 1995; Mezirow, 2000). Cela ne signifie pas que le succès se mesure en atteignant un consensus absolu. Cela implique plutôt que lorsque le médecin retourne à sa pratique, il écoute les patients et les familles différemment; il regarde au-delà de la pathologie de la maladie ou de la douleur pour voir les patients comme des personnes ayant une vie relationnelle complexe; il reconnaît et apprécie qu'il devient lui-même un éducateur transformateurs pour les adultes lorsqu'il s'engage auprès des patients et de leurs familles ; et enfin il reconnaît que cela devient également transférable à sa propre vie, auprès de ses collègues et de sa communauté.

Consécutivement aux apprentissages faits lors de la formation aux pratiques du Sensible, les participants deviennent plus sujets de leur vie et de leur santé, car ils sont davantage à l’affût de leurs modes de fonctionnement et peuvent ainsi faire des choix plus cohérents. La formation aux pratiques du Sensible a soutenu les médecins participants dans leur quête de santé. Ce phénomène contraste avec les formations conventionnelles des futurs médecins qui, paradoxalement, les prédisposent plutôt à une fragilité intérieure (Brazeau, Schroeder, Rovi, & Boyd, 2010; Colombat et al., 2011; Ishak et al., 2013; Llera & Durante, 2014; Rodrigues, Albiges, & Blanchard, 2012). À notre avis, la quête de cohérence personnelle peut être le point de départ pour transformer nos institutions d’enseignement médical. Selon une perspective systémique, lorsqu'un nombre suffisant d'individus aura emboîté le pas dans une pratique personnelle et professionnelle plus cohérente au sein du milieu de la santé, leur influence pourrait induire des changements et favoriser un environnement plus sain. Il restera toutefois à définir les conditions requises afin d'optimiser le déclenchement de ces transformations sociales.

2.2. L'expérience vécue en formation, précurseur d'une culture préventive

En dehors du fait que l’ensemble de la population gagnerait à être plus consciente de son état physique et psychique afin d’agir au quotidien de manière plus cohérente dans un esprit de prévention (Centre Duke de médecine intégrée & Servan-Schreiber, 2007), d’autres recherches suggèrent un lien positif entre les pratiques préventives que les médecins adoptent pour eux-mêmes et celles qu’ils conseillent à leurs patients. Dans un contexte nord-américain, Frank (2004) démontre le lien possible entre la capacité de prendre soin de sa propre santé et la propension à mieux conseiller les patients sur leur santé. Les résultats de sa recherche suggèrent que le médecin a ainsi beaucoup d’influence sur ses patients. Dans cette perspective, mettre l’accent sur un enseignement qui habilite les futurs médecins à prendre soin d’eux-mêmes aurait des effets non seulement sur eux, mais aussi sur leur pratique, et possiblement sur leurs patients.

Les comportements en matière de santé adoptés par les étudiants en médecine dans leur vie personnelle ont des effets sur leur souci de conseiller et d’accompagner leurs patients dans un mode préventif (Rose, Frank, & Carrera, 2011). Dans un autre article, Saunders et al. (2007) citant un des étudiants ayant expérimenté une approche corps-esprit, décrit comment l’apprentissage du métier de médecin peut devenir un lieu d’expérience formatrice dans l’accompagnement des futurs patients : « It has changed my attitude in the sense of knowing that there are people who care about my well being as a student. And because I have received, I also want to give back. » (p. 782). L’influence observée de l’expérience vécue par les étudiants en médecine au cours de leur formation sur la pratique courante des médecins, et les effets possibles sur la santé des patients de même que la propension des médecins à recommander des comportements préventifs nécessite qu’on s’y attarde, car elle est en lien direct avec la santé des générations à venir. Les différentes recherches susmentionnées mettent en évidence le lien entre la vie personnelle du futur médecin, l’expérience qu’il a vécu lors de sa formation en médecine, sa pratique professionnelle et son influence sur le patient.

2.3 Une éducation à la conscientisation pour un état de santé accru

L’apprentissage expérientiel des approches corps/esprit, notamment des pratiques du Sensible, peut s’avérer bénéfique pour les médecins et les étudiants en médecine. Il est également possible de l’envisager en tant que pédagogie d’ouverture à plus de conscience sur la vie de leurs patients, et ce, dans le but ultime d’améliorer leur santé.

Le rapport qu’une personne entretient avec son corps, et surtout l’éducabilité de ce rapport, accroît la qualité de présence de la personne grâce à un développement attentionnel et perceptif. En effet, cette opportunité permet d’envisager une instrumentation pertinente applicable à un projet d’élargissement de la conscience des soignants et de celle des patients, tout comme le préconise actuellement le courant de la médecine intégrative dans laquelle la pleine conscience se situe au cœur d’une hygiène de vie, à titre d’action préventive.

Une telle vision de la santé présente la conscience du corps comme étant un élément déterminant. Le rapport au corps devient ainsi un outil concret dans le processus continu de construction intérieure des êtres en quête d’une plus grande conscience d’eux-mêmes. En outre, le fait de grandir en conscience amène à renouveler la vision de la santé, de la médecine et même, de l’éducation. La préoccupation pour la santé des individus et des collectivités devient ici une démarche d’éducation des êtres dans les différentes sphères de leur existence. Le regard des soignants ne pourra plus se contenter d’être centré sur la pathologie, mais devra cibler la potentialité des personnes et de leurs communautés, par un soin particulier mis à instaurer des conditions créatrices de santé et de pleine conscience collective et écologique. Cette perspective met l’emphase sur la prévention, la prise en compte des effets de nos modes de vie sur notre environnement et notre santé. Ce sont là de nouvelles bases à partir desquelles peut s’établir un nouveau mandat de notre système de santé.

2.4 Une approche réaliste des mises en action concrètes d'un tel projet

Actuellement, aucun programme de médecine ne pourrait accueillir un tel enseignement car la plupart sont surchargés. Cela explique une partie du problème de l’épuisement des étudiants. Il nous semble plus adapté de proposer ce type d’intervention sous forme d’accompagnement auprès des étudiants en médecine sur une base volontaire, mais avec un suivi soutenu durant les cinq premières années d’étude. Nous retrouvons dans les cursus des activités de formation à la pleine conscience ou des épisodes de pratique d’approches corps/esprit sur des volumes de 12 à 25 heures comme outils de gestion du stress. Notre perspective est fort différente et tente d’installer chez les étudiants au-delà de la gestion du stress, un processus de transformation ayant l’effet de les sensibiliser aux effets psychocorporels de leur manière de se vivre et de mobiliser une volonté d’intégrer des conditions de vie empreintes d’une meilleure d’hygiène de vie. L’accompagnement dans la durée permettra aux participants d’enrichir leurs connaissances dans de nouveaux secteurs de la santé (la médecine intégrative, la perception, les habiletés pour prendre soin de soi, la perspective salutogénèse, …), tout en étant un lieu où ils pourraient y déposer leur expérience de formation et, parfois même, les situations de crise provoquées par l’exposition de jeunes adultes à la complexité, à la souffrance et à la mort et ce, dans un contexte dépourvu d’évaluation.

Plusieurs options s’offrent afin d’intégrer ce type de pratique dans nos institutions de santé et l’idéal serait une intégration au sein d’une structure de recherche pour mieux saisir et décrire les effets de ces interventions. Une approche d’accompagnement auprès des étudiants en médecine telle qu'exposée précédemment serait une première option. Une deuxième voie pourrait prendre la forme d'un programme de formation continue centré sur le prendre soin de soi avec une proposition de plusieurs activités thématiques pouvant s’inscrire relativement facilement dans un horaire chargéa afin d'enraciner de saines habitudes à long terme. Une troisième proposition serait d’offrir du soutien à l'aide des pratiques corps/esprit, comme les ASB auprès du personnel en arrêt de travail pour des problèmes de santé.

Dans l’éventualité où les résultats seraient positifs, il faudrait engager un dialogue pour gérer et dépasser les résistances soulevées par un possible bouleversement nécessaire dans les manières de faire actuelles. Le basculement des préoccupations principalement épistémologiques (par exemple, comment la médecine est apprise, ses sciences, ses théories et comment celles-ci devraient éclairer la pratique) vers des questions ontologiques (par exemple, qui est le professionnel de la santé, qu'est-ce que cela signifie d’exercer en tant que professionnel de la santé, pourquoi et comment l'éducation des prestataires de soins de santé formés par les PS est une forme de sagesse pratique), peut en effet prpovoquer des angoisses. Ces nouvelles idées qui remettent en question nos croyances, et notre identité professionnelle, peuvent entraîner des sentiments de résistance et une réticence au changement. Comme le dit Gadamer, « Experience is initially always the experience of negation: something is not what we supposed it to be » (Gadamer 1989, p. 354). Nous pouvons souhaiter rejeter les nouvelles idées non pas parce que nous sommes en désaccord avec les changements, mais plutôt parce qu'elles remettent en question nos croyances, nos façons de savoir et de pratiquer. Les discussions servent à ouvrir de nouvelles compréhensions afin d'aider les personnes à redéfinir leur place et leurs objectifs.

Une médecine qui serait basée davantage sur l’accompagnement du processus d’être en santé, et moins centrée sur la suppression des symptômes, nécessiterait une transformation profonde dans nos institutions. Ce changement de posture obligerait, entre autres, nos institutions à changer de culture et de priorité. À court terme, les coûts reliés à cette transformation de conception et de pratique de santé peuvent, à notre avis, nécessiter des investissements comme le suggère Alonso (2004). Toutefois, à long terme, les avantages peuvent s'avérer bénéfiques parce qu’ils affecteront autant la communauté des soignants que dans celle des soignés. Wolever, et al. (2018) décrivent les bénéfices sur la santé d'un programme de mindfulness-based-training suivi par des employés dans le milieu corporatif. L’aspect financier est spécifiquement cité. Ils l'ont décrit comme une situation gagnant-gagnant, tant pour les employés que pour l'organisation. Ce changement de posture permettra notamment de sortir de l’état d’urgence de nos systèmes de santé afin de cibler encore plus la santé et la prévention. Les pratiques du Sensible proposent une approche qui va au-delà de la prévention, elles créent de la santé (biologique/corporelle, psychologique, sociale et spirituelle) (Lachance, 2016), comme le propose la posture de la salutogenèse d’Antonovsky (1996). Le défi sera néanmoins de trouver une manière adaptée de mesurer l’efficacité d’un tel changement. Le gouvernement doit adopter une perspective durable à long terme pour palier à tous les problèmes occasionnés par une gestion à court terme liée à leur mandat et à leur stratégie électorale.

Conclusion

Les pratiques corps /esprit, notamment celles qui s'enracinent dans l'expérience du corps Sensible,  peuvent contribuer à améliorer la santé des professionnels de la santé, celle du système de santé et de la population en général. En effet, ces pratiques outillent les personnes qui désirent devenir davantage actrices de leur vie comme de leur santé, en leur permettant de se rapprocher de leurs sensations corporelles intérieures et ainsi, d’être plus informées sur elles-mêmes. Leur capacité à faire le choix d’écouter en priorité leurs référents intérieurs est le gage d’une vie plus cohérente, comme l’exprime la modélisation à la figure 1, issue d’une théorisation ancrée. Ainsi, les pratiques corps /esprit ne sont plus circonscrites à des pratiques de gestion du stress, mais s’inscrivent plutôt dans une perspective éducative où l’objectif est d’établir les bases d’une vie plus consciente et plus cohérente, à partir d’un sujet construit intérieurement en amont du rôle professionnel.

Or, la dernière version du cadre de compétences CanMEDS (2015) du Collège Royal des médecins et chirurgiens du Canada fait un pas dans ce sens et s’ouvre à la nécessité pour les futurs médecins d’apprendre à prendre soin d’eux-mêmes. Cette nouvelle version met davantage l’accent sur la responsabilité envers soi-même au sein du rôle professionnel, y compris la nécessité de prendre soin de soi, toujours évidemment dans une intention de mieux servir autrui. Le défi demeure entier et met en lumière la nécessité de trouver les meilleurs moyens d’apprendre et d’intégrer cette compétence au fil d’une formation exigeante et parfois exténuante. La difficulté étant d’élaborer un programme de formation où l’exigence scolaire et la capacité de prendre soin de soi coexisteraient et viendraient compléter ou se substituer aux interventions ponctuelles et isolées proposées visant uniquement à enrayer le stress.

Puisque la santé est en lien direct avec notre milieu, la quête d’une plus grande cohérence entre la formation et la pratique médicale doit, à notre avis, s’étendre et influencer le milieu médical en général. Évidemment la cohérence sur le plan personnel et sur le plan institutionnel n’opèrent pas de la même logique et, paraît difficile à atteindre. Cependant, au vu des enjeux actuels propres au système de santé et à la profession de médecin, il est intéressant d’apporter des nouvelles perspectives en considérant la transformation vécue par les médecins, telle qu’illustrée par la modélisation (figure 1) ainsi que les diverses recherches déjà réalisées pour transformer la culture institutionnelle et éventuellement le mandat même du système de santé. Comme les médecins qui se transforment à partir de leur référent intérieur, il semble que le système puisse se modifier lui-même de l'intérieur, c'est-à-dire en commençant par les personnes à l'intérieur du système. De la même manière, nos décisions économiques devraient se fonder davantage sur l'état de notre environnement naturel plutôt que de viser une croissance économique au détriment du vivant sous toutes ses formes, y compris la santé des êtres humains.

Les transformations personnelles sont inspirantes et ont le potentiel d’induire d’éventuelles transformations dans la société. Nos réflexions à portée sociale nous amènent à questionner nos modes de vie en collectivité de même que les incohérences soulevées par ces modes de vie. Les pratiques du Sensible semblent faire vivre aux participants un sentiment accru de cohérence intra et interpersonnelle. L’apprentissage expérientiel des pratiques du Sensible est susceptible d’agrandir l’état de conscience des apprenants, comme Freire (1974) en faisait la promotion à une toute autre époque avec sa pédagogie de la conscience où le corps de l’élève est considéré comme un « corps conscient ». Dans la même veine, Newman (1990) plaide pour une expansion de la conscience afin de permettre une prise en compte des conditionnements de la personne : « It incorporates the self-organizing interplay of disorder and order, explicated as disease and absence of disease, in the process of moving to higher levels of consciousness» (p. 41).

Prendre conscience que le système de santé et la formation médicale n'est plus en bonne santé est le premier mouvement pour être en meilleure santé. Il semble que le changement de mandat du système de santé ne peut pas être envisagé sans prendre en compte les problèmes liés à la formation des futures générations  de soignants. Assurément, changer la façon dont l'éducation médicale est conçue peut créer de l'anxiété. Ces préoccupations ont moins à voir avec le choix de méthodes adéquates qu'avec la difficulté de quitter le confort de solides bases de compréhension et d'action en place pour s'aventurer sur un terrain accidenté et dans un périple inconfortable (Dunne, 1993). Nous devons tirer parti de cette perspective gagnant-gagnant, de l'intérieur vers l'extérieur, du professionnel de la santé à l'établissement, y compris les patients.

 

Auteurs : 

Josée Lachance1*, Richard B. Hovey2, Jean-François Desbiens3

1* Corresponding author: Faculté d’éducation, Université de Sherbrooke, Sherbrooke, Quebec, Canada lachancejoe@hotmail.com

2 Division of Oral Health and Society, Faculty of Dentistry, McGill University, Montreal, Quebec, Canada

3 Faculté des sciences de l'activité physique, Université de Sherbrooke, Sherbrooke, Quebec, Canada

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Josée Lachance

Sources: 

published in International Journal of Whole Person Care ijwpc.mcgill.ca.  

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