La dimension soignante et formative en somatopsychopédagogie

bocal de jeunes plantes (c) Jeff Sheldfon
Auteur(s) :

Doris cencig - Docteur en sciences sociales option psychopédagogie, Psychopédagogue de la perception

Psychopédagogie de la perception

L’enjeu de cet article est de présenter une argumentation théorique concernant les dimensions soignante et formative en somato-psychopédagogie du point de vue de la personne accompagnée.

Dans un premier temps, je présente l’état des lieux des problématiques liées à la relation de soin, comme « le prendre soin » et l’éducation à la santé, pour ensuite présenter les spécificités de la somato-psychopédagogie en la matière. Dans un deuxième temps, je présente des résultats issus de mon travail de recherche de master. Ceux-ci décrivent ce qui se donne à voir à partir du témoignage des participants. Comprendre l’articulation entre les dimensions soignante et formative est fondamental, car elles ne réclament pas le même type de connaissance, ni les mêmes stratégies d’action. Au-delà de la simple résolution d’une problématique professionnelle, cette recherche doctorale vise à apporter de nouveaux champs théorique et pratique, aux champs de la santé, du soin et de la formation.

 

Le travail que je mène dans le cadre de ma recherche doctorale[1] se situe à la croisée d’une longue trajectoire personnelle et professionnelle. Je suis issue du monde de la santé en tant qu’infirmière psychiatrique et j’ai toujours eu le sentiment que l’on pouvait « faire mieux », en particulier enrichir la dimension humaine et relationnelle de l’accompagnement des personnes. Ce projet s’est concrétisé lors de ma rencontre avec la somato-psychopédagogie en 1993, ma perception du soin s’est alors enrichie d’une dimension à la fois soignante et formative.

Progressivement, je suis passée de l’illusion dangereuse d’être à la fois responsable de la guérison et d’agir pour le bien du patient - c’est-à-dire « faire pour » - au paradigme de l’interaction - « agir avec » ; « être avec la personne » - pour enfin apprendre à la personne à « prendre soin » de soi. J’ai ainsi cheminé d’une quête de « savoir faire soignant » vers le développement d’une aptitude à accompagner une démarche compréhensive de sens.

La somato-psychopédagogie est une discipline qui ne sépare pas l’action pédagogique de l’action thérapeutique. Elle se donne à vivre tout à la fois comme une thérapie et une pédagogie à médiation corporelle (Bois, 2009 ; Bourhis, 2009 ; Laemmlin-Cencig, 2007). Elle privilégie le toucher ou l’accompagnement manuel comme mode de découverte et permet aux personnes d’accéder à des contenus de vécu inédits. Ces derniers livrent de nouvelles manières d’être à soi, aux autres et au monde, et finalement de nouvelles manières d’être en santé.

La réhabilitation du corps dans sa dimension sensible (cette capacité à réceptionner les tonalités internes qui naissent des relations à soi, aux autres et au monde), le déploiement de ressources perceptives non encore sollicitées ainsi que l’actualisation de potentialités d’apprentissage ouvrent la porte à la transformation concrète des modes de pensée de la personne. C’est depuis cet état où corps et psychisme sont « accordés » que nous enseignons à la personne comment mener une réflexion lucide et clairvoyante à partir d’informations issues de sa vie intérieure. La santé se voit ainsi investie d’un sens nouveau, relié à la faculté d’apprendre de sa vie.

Nous voyons se dessiner une action soignante et formative. C’est dans l’objectif de mieux cerner et d’apporter un éclairage novateur sur ces dimensions du point de vue de la personne accompagnée en somato-psychopédagogie que s’inscrit mon projet doctoral.

Constat au sein de ma pratique 

J’exerce la somato-psychopédagogie en profession libérale depuis plus de dix-huit ans. J’ai constaté que si la démarche initiale relève généralement de la prise en charge des douleurs physiques et des souffrances psychiques – les tensions liées au stress sont un motif fréquent de consultation –, les personnes viennent également chercher un accompagnement des grands changements qui interviennent dans leur vie.

Dans mon expérience, j’ai constaté que les personnes accompagnées témoignent au fil des séances d’un accroissement du rapport à leur corps, et à elle-même. Leur demande évolue d’un projet initial de soin en direction d’un projet d’apprendre. L’intérêt pour la poursuite de cette pratique d’accompagnement malgré la disparition des symptômes, m’interroge.

Nous savons par ailleurs que des personnes poursuivent pendant des années des séances de somato-psychopédagogie pour des raisons qui dépassent leur demande première de soin. Les résultats d’une enquête menée en 2009 auprès de 50 praticiens ont montré qu’à la question : « La première demande de votre patient se transforme-t-elle au cours des séances ? », 89 % des somato-psychopédagogues interrogés ont répondu « oui ». A partir de ces considérations, je m’interroge sur le processus qui engendre cet attrait renouvelé pour la somato-psychopédagogie après la résolution des symptômes initiaux.

Sur la base de ces constats, j’ai réalisé en 2007 un mestrado en psychopédagogie perceptive sur le thème de la dimension soignante et formative en somato-psychopédagogie, dont l’objectif était de décrire et de cerner l’expérience que font les personnes dans une situation d’accompagnement manuel. En examinant les témoignages des participants à cette recherche et en prenant également en compte les travaux disponibles aujourd’hui au sein du Cerap[2], nous pouvons avancer que la somato-psychopédagogie se donne à vivre sous de multiples dimensions, dont nous donnerons ici quelques exemples.

Résultats de recherche (Laemmlin-Cencig, 2007)

Nous pouvons observer tout d’abord qu’à travers l’expérience en somato-psychopédagogie se donne une dimension soignante avec une action directe sur les symptômes physiques, psychiques et psychosociaux dans le sens d’un retour à une santé profonde, puis une dimension formative, au sens de la construction de soi, c’est-à-dire de la morphogenèse de soi. À travers le déploiement de nouvelles potentialités, c’est d’un véritable processus de renouvellement du moi dont il est question. La personne apprend à mobiliser des compétences d’autoévaluation au sens d’une écoute de son état tensionnel par exemple, et des compétences d’auto-traitement. Prenons le témoignage de Marylène : "Cet outil [le mouvement gestuel] m’est devenu indispensable, surtout pour les jours où je me sens moins bien. Il me sert à relâcher mes tensions dès que je les sens venir, parce que maintenant, je les sens venir. Il me permet de retrouver ma stabilité lorsque je me sens un peu ébranlée ou stressée" (Laemmlin-Cencig, 2007, p. 91)

L’expérience faite en somato-psychopédagogie renvoie au sens même de la vie. La personne s’expérimente en formation tout autant qu’en soin et c’est le fait d’être en transformation qui fait le lien entre ces deux dimensions vécues au contact de cette approche. La transformation concerne le rapport à soi, au corps et au monde. En ce sens, soigner est une action qui questionne la personne dans sa relation à la maladie et à sa souffrance, mais également dans son rapport à l’existence. Dans ce contexte, le travail proposé sur le corps ne se limite pas à résoudre une perturbation physique mais permet aussi d’accompagner une personne dans un processus formatif. Je tenterai d’en préciser plus finement les contours dans ma recherche doctorale.

A travers des préoccupations manifestes à l’égard « du mieux-être » des personnes accompagnées et de l’amélioration de la qualité « des soins formatifs », cette recherche s’inscrit dans la continuité du mestrado afin d’apporter des éléments supplémentaires à la compréhension de l’expérience que font des personnes à travers une situation d’accompagnement manuel. Précisément sur ce qui est formatif dans le soin, et ce qui est soignant dans la dimension formative.

Les sciences humaines et sociales apportent une évolution dans la prise en charge des patients en y incluant une dimension humaine donnant lieu à une approche centrée sur la personne (Maslow, 1972 ; Rogers, 1966, 1998). C’est pourquoi je souhaite placer le soigné au cœur de ma recherche et ceci en vue de développer et de trouver les conditions qui permettront aux bénéficiaires de l’action soignante et formative de prendre la parole sur ce qu’ils en découvrent. Pour accomplir notre tâche d’accompagnateur, nous avons besoin du savoir de ces personnes accompagnées.

Cet article me donne également l’occasion de socialiser l’état des lieux de ma recherche doctorale et de restituer le mouvement de problématisation théorique concernant trois points clés : la dimension soignante de la formation, la dimension formative du soin, puis l’articulation entre le soin et la formation. Introduire ainsi l’éducation thérapeutique et faire émerger les spécificités de la somato-psychopédagogie et certains de ses concepts, tels que le geste manuel, le point d’appui et la réciprocité actuante.

1 - Quelques repères sur la dimension soignante

Œuvrer à la dimension soignante nécessite sans doute un effort de clarification des termes et des intentions. L’idée de soin est à la fois naturelle et centrale. Collière (1982) fixe le départ de la notion de soin au début de la vie avec les soins maternels : « Dès que la vie apparaît, les soins existent car il faut ″prendre soin″ de la vie pour qu’elle puisse demeurer » (p. 23). Elle nous rappelle ainsi clairement que l’on ne peut penser le soin sans penser simplement la vie, parce qu’elle est à la fois force et puissance, mais aussi fragilité et vulnérabilité. Il s’agit donc d’en « prendre soin ». Le soin est dès lors envisagé comme le ferment de la vie, comme ce qui permet la vie ou encore comme étant nécessaire au monde et à sa pérennité. Il est « un acte de persévération et de maintien dans l’existence en ce qu’elle a de plus humain » (Honoré, 2011, p. 88).

Au fil du temps, nous assistons à l’évolution de l’idée de soin qui passe d’une vision médicale à une conception considérant la personne dans sa globalité. On parle alors du soin en tant qu’accompagnement et rencontre de la personne. Comme le souligne Hesbeen (2002), lorsque l’on « fait un bout de chemin avec la personne, il s’agit bien de l’accompagner sur le chemin qui est le sien » (p. 32), pour l’accompagner dans le déploiement de sa santé. Le soin est souvent abordé dans une démarche d’analyse de pratique, dans une réflexion philosophique ayant comme thème : le cure, le care, le prendre-soin, l’être humain dont on prend soin, la notion d’asymétrie dans la relation de soin (dans le sens d’une volonté ou d’un pouvoir de maîtriser la vie et non plus comme une aide), le souci ou la vulnérabilité. On le retrouve dans un appel à une éthique soignante, pour redonner du sens aux pratiques et aux nombreux changements (progrès scientifiques, judiciarisation, réformes, démarche qualité...) qui sont intervenus ces dernières années.

 La notion de soin est très complexe et pose deux grandes questions, celle du positionnement de celui qui soigne (sa compassion et le recul nécessaire), et celle du comment intervenir (pour prévenir ou guérir).

Comme l’observe Hesbeen (2004) « faire des soins » ou « donner des soins » ne dit rien de ce qui accompagne le soin, « de l’humanité des personnes qui les posent, ni de l’intention qui les anime, ni de l’énergie qu’elles consentent, ni de la perspective dans laquelle elles agissent ». Il nous invite à réfléchir sur cette intention de « prendre soin », genèse du soignant, qui diffère de celle de « faire des soins ». De son côté, Xerri (2011) affirme que le soin doit être sensé, qu’il est une confrontation constante à la recherche de sens. Il nous précise : « qu’il y a aujourd’hui urgence et nécessité de trouver un nouvel équilibre entre toutes les dimensions du soin » (para.1). Je constate cependant, que ce concept de soin est rarement examiné du point de vue de la personne accompagnée, et nous pouvons entrevoir qu’apprendre à une personne à prendre soin d’elle ne va pas de soi et mérite que l’on s’y attarde.

Prendre soin

Le « prendre soin » est présenté comme une philosophie, une valeur, une façon d’aller dans l’existence. C’est une « allure de vie » qui se veut propice à la rencontre et à l’accompagnement d’autrui en son existence, en vue de participer au déploiement de la santé (Hesbeen, 1999, p. 14). Cette vision élargie du soin, nous renvoie au-delà des aptitudes techniques (dans le sens "s’occuper de" ...), à la manière de se soucier de l’autre. On retrouve ici la pluralité de sens du care qui se veut outre-Atlantique novateur en philosophie morale.

Le care et le soin

C’est depuis le début des années 1980 que le terme care a marqué un tournant en Amérique. Le care (généralement traduit par prendre soin, sollicitude, soin, souci de l’autre) envahit la plupart des champs disciplinaires et est au cœur des débats sur la bioéthique, sur l’évolution du monde social, médicosocial, scientifique, technologique et depuis peu dans les sujets politiques (Worms, 2010). Il s’articule autour des « concepts de responsabilité et de liens humains ». Il se révèle dès lors comme une éthique, c’est-à-dire simplement une façon de se comporter vis-à-vis d’autrui.

Les travaux de la psychologue Carol Gilligan (2008) et la traduction en français de son ouvrage « Une voix différente » ont permis de renouveler la question éthique du lien social. A travers une enquête de psychologie morale, elle met en évidence que les hommes dans leurs décisions morales privilégient une logique de calcul et la référence aux droits, alors que les femmes préfèrent la valeur de la relation, conforter les relations interpersonnelles, et développer les interactions sociales. Elle aborde la dimension théorique du care ou de la « sollicitude » pour elle-même, et cherche à valoriser et à faire reconnaître sa dimension féminine.

Par ailleurs, Joan Tronto (2005) philosophe américaine dans la lignée de Carol Gilligan, se dissocie du genre féminin de l’activité, insiste sur l’importance de sa reconnaissance, creuse la dimension politique de l’éthique du care et en propose une définition globale : "Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde, de sorte que nous puissions y vivre le mieux possible. Le monde comprend nos corps, nous même et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie" (Tronto, 2009, p. 143)

Le care devient une prédisposition, également répartie entre les individus, et un mode d’organisation de la société.

En France, nous pouvons évoquer l’importance des réflexions autour de la notion de care à travers les écrits de Svandra (2008), Molinier, Paperman & Laugier (2009), Gilligan (2008), Worms (2010), Worms & Lefève (2010). Valorisé comme disposition morale et comme activité sociale, le care peut se révéler comme une combinaison de sentiments d’affection et de responsabilité, accompagnés d’actions qui subviennent aux besoins ou au bien-être d’un individu. Comme le souligne Svandra (2008) : « un engagement actif et concret qui atteste de l’humanité de celui-là même qui le prodigue tout autant que de celui qui le reçoit » (p. 6).

Cette vision synthétique nous invite à nous questionner sur l’emboitement possible entre la sensibilité, c’est-à-dire la manière dont l’individu se « soucie de l’autre » et répond à sa vulnérabilité, et l’activité pratique.

En se sens l’originalité de la somato-psychopédagogie est de concilier ces deux orientations, en combinant une démarche du « prendre soin », qui dépasse la dimension première du « donner un soin », et une démarche pédagogique qui favorise l’autonomie de la personne en la sollicitant dans ses capacités inexploitées, qu’elles soient physiques, perceptives ou cognitives. D’autre part, Mozère (2004) souligne que « le care est fondamentalement un processus dynamique dans lequel la personne dont on se soucie intervient activement dans le processus » (Compte rendu des discussions, Annexe). En se sens, le destinataire du care ne peut-être seulement un « objet » de soin, il en est en même temps le « sujet ». C’est aussi (re)connaître l’existence et la légitimité de celui dont on a la charge.

Joan Tronto (2009) attire également l’attention sur le fait que « comprendre les besoins des autres » ne consiste pas à « se figurer à leur place » mais exige bien plutôt de « considérer la position de l’autre telle que lui-même l’exprime » (p. 182). La morale est ainsi constituée par une certaine manière d’être affecté par l’autre et d’y porter attention. Cette posture ne nécessite-t-elle pas des compétences liées à la façon d’être et de communiquer de part et d’autre ?

Bien que son intention et le contexte soient différents, F. Gros (2005) nous fait remarquer de son côté : « Foucault insiste toujours : le souci de soi n’est pas une activité solitaire, qui couperait du monde celui qui s’y adonnerait, mais constitue au contraire une intensification du rapport social. Se construire et se soucier de soi, ce n’est pas renoncer au monde et aux autres, mais moduler autrement cette relation. » (La nécessité du maître d’existence, para. 4) P. Svandra (2005) se réfère à « La notion de rencontre qui associe l’idée de relation singulière avec celle de situation particulière » (p. 103).

En somato-psychopédagogie, cette rencontre se fait sur le mode de la « réciprocité actuante ». Il s’agit d’un mode qui « traduit un rapport d’implication et d’influence entre le percevant et la chose perçue » (Bois, 2009, p. 115).

Nous sommes ici sur une modalité d’affection réciproque entre percevant et chose perçue.

Le terme actuant recouvre, deux réalités :

  • actuant en tant qu’« acte », la réciprocité repose sur « un acte » de rentrer en relation
  • mais aussi actuant en tant « qu’actualisation » qui relève de la notion d’évolutivité propre au Sensible : « Le Sensible est une potentialité qui s’actualise par le rapport d’implication que le sujet instaure avec lui-même. » (ibid., p. 115) Ainsi, ce qui naît de cette expérience peut devenir source de partage et source de connaissance réciproque. Pour les praticiens, c’est cette symétrie d’expérience partagée qui est la condition première pour que la relation d’accompagnement soit à la fois une relation du prendre soin et une relation pédagogique (Berger & Austry, 2011 ; Bois, 2006 ; Laemmlin-Cencig, 2007).

Nous pouvons penser que le care et /ou le prendre soin se nourrissent de l’ensemble de ces rapports, de ces travaux, réflexions et de la manière dont chacun d’entre nous, en relation avec les autres, ajustera ses propres réflexions. Ces notions conduisent à réfléchir à l’interdépendance radicale des êtres humains et pose la question de l’éducation du prendre soin de soi et/ou des autres.

2 - Quelques repères sur la dimension formative du soin

Rappelons que le point de départ de ma réflexion est la dimension soignante et formative. Elle reste aujourd’hui encore peu balisée, cependant, je tiens à souligner ici les efforts faits en ce sens par Honoré (2001, 2003) qui argumente en effet que sous certaines conditions, « la formation est soignante au même titre que le soin est formatif ». Oser se situer au-delà des clivages entre soin et formation reste aujourd’hui encore un positionnement novateur. Certains formateurs de professionnels de l’accompagnement considèrent même qu’il y a là une véritable urgence : « [l’] urgence, qui s’imposait comme un incontournable, était de reconnaître le nécessaire décloisonnement entre les pratiques formatives et les pratiques thérapeutiques » (Rugira & Galvani, 2002).

Cependant la perspective soignante est plus courante dans le domaine de la santé que dans la pratique à visée formative. Rugira (2009) écrit : « à ce sujet, je voudrais préciser que depuis le début de ce siècle, ce type de clivage s’avère de plus en plus inadapté pour répondre aux enjeux complexes, systémiques et transdisciplinaires auxquels nous confronte notre agir au quotidien » (p. 255).

En quoi la question du soin et de la formation sont-ils d’actualité ?

De plus en plus, nous observons que les frontières entre « médical », « social » et « éducatif » sont remises en cause par les nouveaux paysages sociaux. On peut citer par exemple l’évolution des maladies et de la médecine à partir de la fin du XXème siècle, l’allongement de la durée de vie, le nombre de patients vivant avec de multiples pathologies (dont certaines sont chroniques) en augmentation (ce qui impacte les enjeux économiques et politiques), les problématiques physiques et psychiques pour lesquelles il faut « vivre avec », les informations sur la santé largement disponibles et accessibles. Tous ces thèmes font émerger une question centrale concernant la santé des personnes, à savoir la capacité du sujet à s’orienter et devenir ou redevenir « autonome » malgré la complexité des obstacles. A ce propos Gatto (2005) écrit : « qu’il ne s’agit pas d’opposer ou de choisir entre les démarches curatives indispensables et les approches éducatives, mais de les articuler, de les tisser, de les fusionner dans un modèle global de santé » (p. 13).

Définir les impacts du soin sur la santé, comprendre comment la dimension formative de l’acte soignant participe à la santé, constitue une voie de recherche totalement en phase avec la mission de santé qui est demandée aux acteurs du soin. Soigner n’est plus seulement participer à la guérison de la maladie et prendre soin du malade, mais promouvoir la santé, cet état de bien-être physique, psychologique et social, cette force de vie, ce désir d’exister, cette dignité de l’homme (Barrier, 2010 ; Hesbeen, 1998 ; Honoré 2003 ; Worms & Lefève, 2010). Reste à savoir si les pratiques et les praticiens sont en mesure de créer ce renversement de valeurs. Cette nouvelle définition plus large de la notion de soin interroge ce qu’est la santé du point de vue du patient, de définir où elle commence et comment il la perçoit.

Évolution de la notion de santé

Il existe de nombreuses définitions de la santé. Après avoir été connotée négativement par des idées de mal-être, maladie, morbidité, douleur, déficience, elle inclut aujourd’hui une conception plus positive avec les notions de bien-être et d’adaptation à l’environnement physique et social. Il est vrai qu’il n’existe pas de normes à partir desquelles se définit un état de santé, pas de traitement opposable permettant de le produire. Cependant, pour chacun, la santé s’éprouve. Que peut-on en dire ?

« La santé est une capacité de vivre une vie possible. C’est un mode de présence à soi-même et au monde, joie et performance tout autant que confrontation à la douleur et à la souffrance. La santé est à la fois expression de soi dynamique et dans le même mouvement, expérience de la limite, du handicap, de la maladie et glissement vers la mort. La santé engage un corps, mais un corps qui n’est pas réductible à sa dimension biologique. Le corps présenté au soignant est un corps-sujet, un corps-habité, un corps façonné par une culture, par une histoire singulière, un corps qui porte un nom, une identité » (Lecorps, 2004, p. 82).

Il ne s’agit donc pas simplement de se découvrir en bonne santé, mais de découvrir comment, dans ce lien intime du corps, la personne est capable d’apprendre de sa vie. Ces préoccupations font émerger une question centrale concernant la santé des personnes, à savoir la capacité du sujet à s’orienter et devenir ou redevenir « autonome » malgré la complexité des obstacles. Cette ouverture aux perceptions de l’individu sur son propre état de santé et sur son « bien-être » a conduit à l’apparition et au développement d’un concept plus large, celui de « qualité de vie ». D’un point de vue général (intégratif et dynamique), il implique « à la fois certaines conditions de vie objectives et la façon dont chaque individu perçoit et utilise ses ressources pour se réaliser » (Bruchon-Schweitzer, 2002, p.50). Il renvoie à une dimension plus subjective, plus ressentie, plus intime. Il interroge l’existence de la personne dans sa subjectivité incarnée.

Ce passage a donné naissance à ce qu’Antonovsky nomme « la salutogenèse »[3], qui concerne les perspectives créatrices de santé. Ce concept décrit comment des personnes restent en bonne santé même lorsqu’elles sont placées dans des circonstances défavorables. Autrement dit, la maladie et la santé ne sont plus à considérer de manière dissociée, mais plutôt conjointe permettant ainsi de laisser entendre la part de santé existant dans toute situation. Ainsi, cette approche prend distance de la définition de l’OMS (Ottawa, 1986) et rejoint celle de Canguilhem (2007) pour qui la santé représenterait la capacité d’être normatif, c’est-à-dire d’instaurer de nouvelles normes de vie dans des conditions changeantes.

De la normativité à la formativité

Ce concept de normativité, proposé par Canguilhem (ibid), ouvre sur les rapports qu’entretiennent la santé et la formation. Il s’inscrit dans le courant de pensée qui donne au soin « un sens formatif et le rattache au dynamisme de la santé » (Honoré, 2003, p. 130). La santé est entendue ici dans son sens existentiel. Canguilhem (2007), nous présente sa vision de la maladie comme une « autre allure de la vie », un autre équilibre et non pas simplement une diminution ou un déficit. La santé devient alors un acte formatif dans la mesure où elle relie le sujet à sa propre existence et à la découverte de ses possibilités : « L’ouverture à la santé constitue une expérience de formation » (Honoré, 1996, p. 188). Ce qui est en jeu est la vie dans toutes ses dimensions. Honoré introduit la notion de « formativité » pour qualifier le fait d’exister en formation, puis la possibilité pour l’homme de se transformer dans son rapport au monde. Son intention première est de montrer que la formation et le soin, tant en leur conception que dans leur pratique, sont indissociables : « Si nous reconnaissons à toute action un caractère formatif, elle apparaît aussi comme soignante » (Honoré, 2003, p. 13).

L’activation d’un tel processus nécessite un engagement actif de la part de la personne pour permettre « la mise en forme de soi » ou comme tendance à la persévérance dans l’existence. Aussi peut-on se demander comment les expériences du corps participent-elles à la formation de soi ? Cette question touche le domaine de l’éducation et de la formation qui vise l’accompagnement des processus de développement et de transformation de soi d’une personne qui se confronte à des questions essentielles touchant à sa vie.

L’éducation thérapeutique propose des pistes pour l’accompagnement de ces personnes qui peuvent alors apprendre et changer pour améliorer leur santé. Nous voyons se dessiner l’esquisse d’une dimension à la fois soignante et formative.

Éducation thérapeutique

Dans cette démarche, la relation d’éducation est primordiale et revêt, selon les auteurs, plusieurs objectifs et principalement celui de permettre au patient en partenariat avec les soignants, d’acquérir des compétences afin de pouvoir prendre en charge de manière active sa maladie, ses soins et sa surveillance. Gatto (2005), précise : « Il s’agit principalement d’une aide apportée aux patients pour qu’ils comprennent leur maladie, les traitements afin de mieux contrôler leur maladie » (p. 43). L’éducation thérapeutique s’adresse à une personne, malade chronique ou concernée par des facteurs de risque. Elle place la compréhension du sujet au centre de son approche, développe une pédagogie spécifique à chaque personne. Comme l’avance Gatto (2005) : « La démarche éducative recherche par l’écoute et le travail sur le sens, la compréhension du référentiel et des savoirs expérientiels de l’élève-patient » (p. 42).

Cependant la perspective offerte par l’éducation thérapeutique n’est pas abordée du point de vue du corps. Or le corps dans ses multiples dimensions (corps sujet, corps objet…) n’est-il pas nécessairement au cœur de l’expérience de la maladie ?

Mouvement centré sur l’individu et sur la santé

Cette démarche d’accompagnement requiert des soignants qu’ils repensent leurs rôles, de façon à reconnaître au patient un réel statut d’interlocuteur dans la relation thérapeutique ; il devient aujourd’hui un « usager de santé » et non plus seulement un « patient ».  Nous observons que la relation soignant/patient a subi des modifications profondes ces dernières années modifiant profondément le contrat médical. Nous assistons à une nouvelle étape dans le degré de participation du patient, ce qui réduit sensiblement l’asymétrie relationnelle soignant/patient existant jusqu’alors. Dans ce contexte, le patient passif devient le « patient sujet » lorsqu’il est acteur de ses soins et auteur de sa vie. Il renforce sa capacité à prendre effectivement soin de lui même et de sa santé, et non seulement de sa maladie et de son traitement.

Il va jusqu’à prendre le statut de « patient ressource » qui transmet son expertise à d’autres patients, ou « patient formateur » lorsqu’il forme le soignant en lui partageant son expérience (Barrier, 2010 ; Bois & Bourhis, 2010 ; Flora, 2008, 2010 ; Jouet & Flora, 2010).

Les sciences sociales prennent acte de ces changements et soulignent l’expertise d’expérience du patient, acteur de la gestion de sa maladie et de son traitement, qu’il négocie non seulement avec le pouvoir médical mais aussi avec l’ensemble de la société. Elles décrivent l’émergence d’un patient « autosoignant » (Baszanger, Bungener & Paillet, 2002 ; Carriburu & Ménoret, 2004). Ces courants de recherche prennent le point de vue du patient et étudient l’incidence de ce nouveau regard sur la relation de soin. Dans cette lignée, j’ai mis en évidence à travers ma recherche en mestrado (2007) la posture de la somato-psychopédagogie :

« Il est question d’une participation active de la personne accompagnée à sa santé. Celle vision la sollicite dans un agir, une quête, voire une conquête, beaucoup plus que dans la préservation d’un équilibre. L’action de santé vise alors le bien-être, certes, mais tout autant le pouvoir retrouvé sur sa propre santé, la prise de conscience des déterminants de celle-ci et la mobilisation d’une réflexion sur la place et la priorité de la santé dans la vie. » (Laemmlin-Cencig & Humpich, 2009, p. 332)

Nous pouvons entrevoir que la manière de prendre soin de soi et de sa santé est souvent le résultat de processus multiples au cours desquels les personnes renforcent leur capacité à prendre effectivement soin d’eux-mêmes et de leur santé, et non seulement de leur maladie et de leur traitement.

Pour une éducation du patient, le processus d’empowerment est pressenti comme un enjeu important visant à aider le patient à effectivement « renforcer sa capacité à agir sur les facteurs déterminants de sa santé » (Charte d’Ottawa).

Le concept d’empowerment

La notion d’empowerment est répandue dans le champ de l’éducation thérapeutique du patient. Sa définition est variable suivant les articles. L’empowerment du patient est décrit tantôt comme un processus, tantôt comme un résultat, parfois comme les deux à la fois. Dans le glossaire de la Banque de données de santé publique[4], la notion est définie ainsi :

« Un processus dans lequel des individus et des groupes agissent pour gagner la maîtrise de leur vie, et donc pour acquérir un plus grand contrôle sur les décisions et les actions affectant leur santé dans un contexte de changement de leur environnement social et politique. Leur estime de soi est renforcée, leur sens critique, leur capacité de prise de décision et leur capacité d’action sont favorisés. Toutes les personnes, même avec peu de capacités ou en situation de précarité, sont considérées comme disposant de ressources et de forces. Le processus d’empowerment ne peut être produit mais seulement favorisé. »

L’empowerment emporte avec lui des notions de renforcement des aptitudes et du sentiment de maîtrise de sa vie et pas seulement sur leur maladie et leur traitement. L’estime de soi s’en trouve renforcée, avec comme conséquences, le sens critique, la capacité de prise de décision et la capacité d’action qui sont favorisées. L’empowerment (processus) se met en place à partir du moment où l’individu a pris conscience de sa situation et souhaite la modifier pour mieux contrôler sa vie (empowerment résultat). Celui-ci peut ainsi se définir comme une étape « réussie » de développement personnel, au terme de laquelle une personne malade parvient à intégrer sa maladie comme faisant partie de sa vie, sans se confondre avec elle (Aujoulat, 2007). Connaître ce processus semble intéressant dans la mesure où il permet à une personne de se situer dans l’évolution vers son rétablissement. Au final nous ferons remarquer qu’œuvrer en se sens nécessite des compétences qui permettent d’intégrer la démarche éducative dans la démarche thérapeutique.

3 – Apport de la somato-psychopédagogie sur cette question

Le rapide tour d’horizon théorique que nous venons de faire permet de reconnaître un lien entre la dimension soignante et formatrice et de mieux situer l’axe de ma recherche doctorale. Au cours de celle-ci, je m’intéresserai à préciser comment ces dimensions se donnent à vivre du point de vue du patient, de manière encore plus prégnante et concrète lors de leur accompagnement en somato-psychopédagogie.

Sans vouloir prétendre à l’exhaustivité, je présenterai ici certaines bases théoriques de la somato-psychopédagogie en lien avec ma thématique, en tentant d’en relever l’essence et la spécificité. En somato-psychopédagogie, l’intention est de proposer un mode d’accompagnement, non pas orienté sur les causes et l’analyse d’une problématique, mais vers un enrichissement du rapport à soi et à ses expériences, et par là de ses possibilités. Précisons d’emblée le statut du corps dont nous parlons. Il s’agit du corps « sensible », du corps éprouvé comme sensible, comme « caisse de résonance » de toute expérience, perceptive, affective, cognitive ou même imaginaire. Sous ce rapport, le sujet découvre un autre rapport à lui-même, à son corps et à sa vie. Il se découvre sensible, il découvre la relation à son Sensible (Bois & Austry, 2007).

Rappelons que le travail proposé par la somato-psychopédagogie s’inscrit dans une posture dans laquelle le sujet est au cœur du processus. Sa participation active est visée, l’action soignante n’est pas centrée sur la maladie mais bien sur la santé dans une visée heuristique, c’est-à-dire d’ouverture de la personne à sa propre existence. Cette dernière est définie ainsi par Honoré (1996) : « L’ouverture de la personne à sa propre existence, c’est pour elle la découverte, la mise en lumière de ses possibilités propres de donner un sens à sa vie, à partir de ce qu’elle vit, de son expérience » (p.188). L’action de santé vise alors le bien-être certes, mais tout autant le pouvoir retrouvé sur sa propre santé, la prise de conscience des déterminants de celle-ci, la nécessité de prendre soin de soi. Ainsi, la santé est perçue à la fois comme un état et comme une dynamique, une « capacité à ». Elle est entrevue d’un point de vue sensible et expérientiel. Elle n’est pas un état séparé du corps. Elle correspond à une certaine qualité du corps et en même temps, elle se capte par une qualité de présence à son corps, la perception d’un état du corps, d’une référence interne qui sert d’indicateur à la personne. Une personne sait à partir de sa perception interne et en amont du bien ou du mal-être, qu’elle est en bonne ou mauvaise santé.

Les personnes accompagnées en somato-psychopédagogie peuvent percevoir l’arrière-scène du soulagement, à savoir l’accès progressif au bien-être du Sensible, comme exemple voici le témoignage de Céline :

« Pour moi, les moments forts de la séance, c’est de traverser ces couches de douleur et de porter mon attention sur ce qu’il y a d’autre, d’existant, et là, c’est la lumière, c’est le doux, la profondeur, la sensation d’être en harmonie avec moi, toi, la vie ; une sensation très agréable de sécurité et d’espoir » (Laemmlin-Cencig, 2007, p. 114).

La personne passe d’une vision présence/absence des symptômes à une perception plus panoramique : elle s’aperçoit porter une souffrance plus profonde que le symptôme, mais elle réalise également qu’elle dispose d’une santé plus profonde que la simple mais appréciable absence de ce dernier. Il y a là de nouveaux indicateurs qui lui permettront de prendre une part active à sa démarche de santé. Elle s’évalue également en termes d’aptitudes aux prises de conscience, de pouvoir de mobilisation, de capacité d’action et d’interaction avec autrui. Elle se glisse jusqu’au territoire des interactions sociales. De nouveaux projets de vie se font jour. Pour Marylène, qui est venue à bout de ses migraines :

 « Il est temps que je m’occupe de moi. […] C’est là qu’on se rend compte combien on ne prend pas le temps de se poser, de s’occuper de soi. […] Je m’offre du temps rien que pour moi. [Je deviens] beaucoup plus attentive à moi-même. […] J’ai envie de me mettre à l’ordinateur. Je vais ainsi pouvoir communiquer avec le monde, mon frère dans le midi, mon petit-fils. […] Je me sens également plus solide, tout va ensemble, comme huilé, plus souple. J’ai vraiment envie de bouger. […] J’ai envie de découvrir d’autres lieux, de rencontrer d’autres personnes, d’autres cultures. » (ibid., p. 92)

La directivité informative

L’approche de la somato-psychopédagogie invite la personne à se réconcilier avec son corps à travers une pratique d’accordage somato-psychique. Pour mener à bien son projet, le praticien guide le sujet afin qu’il fasse l’expérience du Sensible dans son corps et accompagne la mise en sens de cette expérience. Pour ce faire, il utilise une technique d’entretien spécifique à la somato-psychopédagogie qui est dédiée à questionner et à accompagner l’expérience du Sensible. L’entretien à directivité informative est défini ainsi par Bois :

« Cet entretien, appelé également “entretien d’analyse de vécu“, a pour objectif de guider le sujet successivement dans la mise en mots de ce qu’il a vécu durant l’expérience (tonalités internes, expérience inédite, changement de représentation perceptive...), dans la reconnaissance et la valorisation de ce qu’il a vécu, dans la saisie de l’intelligibilité de ce vécu et dans l’amorçage du processus réflexif qui permet ensuite d’en extraire tout le sens a posteriori (ce que cela lui donne à penser après l’expérience, les compréhensions nouvelles que cela lui donne, ce que cela va lui apporter sur le plan des attitudes et des comportements par exemple). » (Bois, 2007, p. 111)

Concept d’expérience extra-quotidienne

Dans le cadre de ce projet de recherche, la médiation est active, elle a comme vocation d’optimiser les potentialités perceptives et d’influencer la production de connaissances. Le cadre d’expérience est extra-quotidien et les contenus de vécus étudiés ne se donneraient pas en dehors de ce cadre particulier. Il s’agit d’une expérience corporéisée, orientée vers le vécu interne corporel, et immédiate car les contenus de vécu sont saisis au temps réel de l’action et non a posteriori. Particulièrement subtile et délicate à saisir, l’expérience du sensible suppose des conditions spécifiques, non naturalistes. La dimension extra-quotidienne est importante dans l’approche que propose la somato-psychopédagogie. Elle est ainsi nommée par opposition à (ou en complément de) l’expérience quotidienne :

« Ces conditions non usuelles, en modifiant les cadres habituels de notre rapport au corps (dans le type d’usage que l’on en fait mais aussi et surtout dans l’attitude attentionnelle habituelle), placent le sujet dans une expérience de lui-même qui le sort de l’expérience première. Les conditions extra-quotidiennes sont conçues pour ’produire’ des perceptions extra-quotidiennes, c’est-à-dire des perceptions inédites, qui n’auraient pas existé en dehors de cette situation ». (Austry & Berger, 2010, p. 15)

Parmi les principaux outils proposés par la somato-psychopédagogie, qui correspondent à autant de mises en situations extra-quotidiennes pour la personne (les contenus de vécus étudiés ne se donneraient pas en dehors de ce cadre particulier), nous retiendrons ici l’approche manuelle.

Accompagnement manuel

L’accompagnement manuel est l’un des outils permettant de construire l’accordage somato-psychique. Il est le premier que l’on utilise en général dans la chronologie des séances. L’objectif est de restaurer une relation au corps, et de l’intégrer dans la conscience de la personne.

« L’action thérapeutique commence toujours par le traitement manuel dont l’objectif est de restaurer une relation au corps l’intégrant ainsi dans la conscience de la personne. Quand le thérapeute pose les mains sur le corps de cette dernière, celle-ci prend conscience de son contour, de sa peau, de sa posture. Ce contact n’est ni trop léger, ni trop appuyé ; il est « juste ce qu’il faut » pour donner confiance. La main épouse le volume musculaire, prend contact avec la présence de l’os, concerne une globalité et une profondeur qui font que la personne se sent d’emblée écoutée et prise en compte dans tout ce qu’elle est. Sensation parfois surprenante tant elle est inhabituelle. » (Bois, 2006, p. 105)

La fonction de l’accompagnateur sera alors, dans un premier temps, d’installer les conditions pour permettre à la personne de « faire l’expérience d’elle-même », pour ensuite envisager, un travail de mise en sens. « L’expérience du toucher manuel dans les pratiques du Sensible est une expérience partagée, une expérience commune, qui fait découvrir aux deux protagonistes un lieu perceptif commun, selon l’heureuse expression de D. Bois » (Austry, 2008, p.139). Lorsque la personne est « unifiée », que corps et psychisme sont accordés, elle va avoir accès à des contenus expérientiels qui ne se seraient pas donnés en dehors de ces conditions d’expérience (voir le concept d’expérience extra quotidienne) et qui vont commencer à lui offrir de nouvelles significations ou perspectives, dans son rapport à elle-même et à sa vie. Ainsi l’accordage somato-psychique est un préalable à la transformation des représentations, dont rend compte le modèle de la spirale processuelle de la relation au corps sensible.

« Le but de l’accordage somato-psychique est d’installer chez la personne un profond sentiment d’unification entre toutes ses parties : d’abord entre les parties de son corps : le haut et le bas, l’avant et l’arrière, la droite et la gauche, le dos et le visage…; puis, aussi et surtout, entre toutes les parties de son être : son intention et son action, son attention et son intention, sa perception et son geste, sa pensée et son vécu. » (Bois, 2006, p. 103)

La personne n’est plus seulement un patient mais se découvre en tant qu’apprenant qui développe de nouvelles compétences perceptives. « S’apercevoir » en tant qu’être humain à travers le ressenti de son corps est une découverte, une rencontre. À ce stade, la personne « habite son corps » (Bois, 2007, p. 58). Nous sommes ici en présence d’un « corps sujet », première étape d’un processus de transformation.

L’accompagnement manuel n’est pas le seul instrument de la psychopédagogie perceptive à solliciter l’attention de la personne vers cette subjectivité corporéisée. Mais elle est considérée comme initialement facilitatrice pour la plupart des apprenants et c’est pour cette raison que je l’ai choisie dans le cadre de cette recherche.

La notion de renouvellement du rapport à son corps est fondamentale dans la pratique de la somato-psychopédagogie. Dans cette perspective, ses outils créent les conditions pour permettre à la personne de faire l’expérience d’elle-même dans son éprouvé corporel et de s’interroger sur le sens de cette expérience. Ainsi, la posture du patient se voit amputée de sa signification lexicale, pour accéder à différentes étapes de son émancipation et acquérir un statut plus dynamique pouvant être qualifié d’agissant ou encore d’apprenant. Les protocoles ainsi élaborés semblent donc ajustés pour répondre favorablement à mon objectif, à savoir la possibilité d’un enrichissement du rapport perceptif à son corps, destiné à favoriser un meilleur état de santé.

Conclusion

Cette recherche est née de la rencontre avec une problématique professionnelle et fait suite à mon mestrado (2007) qui m’a conduite à situer le concept de soin dans le champ de la formation. Je souhaite préciser le lien entre ses deux dimensions sollicitées dans le toucher de relation d’aide en somato-psychopédagogie. Cet article socialise l’état des lieux théorique de ma recherche doctorale ciblée sur la spécificité de la dimension soignante et formative qui s’effectue sur le terrain de mon cabinet privé de psychopédagogue à travers une expérience à médiation corporelle. Dans ce contexte, la personne accompagnée est au centre de l’intérêt soignant et formateur, et le toucher de relation manuel en est l’un des piliers. L’acte de soin (à savoir le toucher manuel du pédagogue) sollicite à l’évidence des stratégies (perceptivo-cognitives) qui mobilisent l’aspect formatif. Le toucher soulage la douleur physique et en même temps permet à la personne de prendre conscience de la transformation de son état psychique. Au cours de ma recherche j’ai constaté que le somato-psychopédagogue est à la fois celui qui soigne et celui qui forme. Il a une influence simultanée sur les plans somato-psychiques à travers le jeu d’une modulation tonique initié par la relation d’aide manuelle.

L’acte pédagogique ciblé sur le développement perceptif a un impact thérapeutique, et l’acte de soin à travers la relation manuelle est pédagogique. La formation est entendue, comme processus vital somato-psychique fournissant à la personne les données de perception interne, qui contribuent à une meilleure compréhension de son état. Elle s’enracine dans le corps, l’écoute, le toucher et la mise en mouvement spécifique du corps. Cette recherche présage une voie de recherche novatrice dans la clarification des rapports qu’entretient la dimension soignante et formative en somato-psychopédagogie. Cette étape nous incite à approfondir la nature de ces liens pour mieux accompagner l’expérience du Sensible à partir de laquelle la personne accompagnée questionne son vécu corporel et devient capable de traiter le sens de son expérience sensible.

Le déploiement de mon mouvement théorique issu de divers horizons (psychologie, pédagogie et philosophie) apporte des arguments en faveur de l’idée que soin et éducation ne peuvent être séparés. Face aux enjeux portés par la mise à jour de ce que disent des personnes accompagnées en somato-psychopédagogie de la dimension formative et soignante, j’ai bien conscience que cette recherche dépasse une simple problématique professionnelle au sein de la somato-psychopédagogie. Je suis bien face à un questionnement scientifique qui revêt une dimension plus universelle dans la mesure où elle permettrait de mieux comprendre la place des dimensions soignante et formative à travers une expérience corporéisée, domaine très peu exploré jusqu’à présent.

 

Notes

La constitution de l’OMS (1946) définit la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social et pas seulement l’absence de maladie ou d’infirmité ».

 

[1] Doctorat en sciences humaines et sociales de l’Université Fernando Pessoa, dans le cadre du laboratoire du CERAP

[2] Centre d’Étude et de Recherche Appliquée en Psychopédagogie perceptive

[3] Voir à ce propos Antonovsky (1979; 1987; 1993). Antonovsky a créé ce concept à partir d’une étude sur les survivant(e)s de l’Holocauste. Il a contribué de façon déterminante au dépassement du modèle des facteurs de risque en posant la question suivante : « Qu’est-ce qui fait que certaines personnes restent en bonne santé, voire même simplement en vie ? », plutôt que de continuer à chercher des causes de maladie.

[4] En ligne : http://asp.bdsp.ehesp.fr/Glossaire/ consulté le 20 juillet 2011

Doris cencig

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La revue "Réciprocités"

Cet article est issu de notre revue :

Numéro 06 - Recherches doctorales au sein du CERAP

Ce numéro de la revue Réciprocités est le premier à être entièrement consacré aux recherches doctorales en cours au sein du CERAP. Tous les articles présentés ont été soumis au comité de lecture international récemment mis en place.

Quatre articles ont été sélectionnés, couvrant des champs aussi différents et importants que l’évolution du métier de fasciathérapeute (article de Christian Courraud), les liens entre soin et formation (article de Doris Cencig), le concept de joie ontologique et le processus d’enrichissement personnel (article de Jean-Philippe Gauthier), ou encore l'expérience de mutation de paradigme chez le praticien qui devient chercheur (article de Anne Lieutaud).

Elles mettent en oeuvre des méthodologies de recherche différentes, comme la recherche et l’analyse qualitative (Doris Cencig et Anne Lieutaud), dont le Cerap s’est fait jusqu’ici une spécialité, mais aussi la recherche sociologique de terrain (Christian Courraud) ou la recherche heuristique radicalement à la première personne (Jean-Philippe Gauthier)