L’expérience de la joie ontologique : vers un renouvellement identitaire au contact du Sensible

Cosmos
Auteur(s) :

Jean-Philippe Gauthier - Professeur à l'UQAR (Rimouski), Docteur en sciences sociales de l'UFP,

Praticien-chercheur en psychopédagogie de la perception

Ma rencontre avec les travaux de Danis Bois et ses collaborateurs (Bois, 2001, 2002, 2006, 2007 ; Berger, 2006, 2010 ; Humpich, 2009, 2001) m’a amené à vouloir regarder de plus près la question de la validation des expériences signifiantes vécues au contact du corps sensible. Ce type d’expérience a un potentiel transformateur incontestable pour autant que le sujet de cette expérience assume sa responsabilité de l’observer, de l’accueillir, de la réfléchir et de se laisser enseigner et transformer en vue de pouvoir accompagner de façon efficiente son propre devenir. Mon expérience de la joie ontologique au contact du Sensible s’inscrit au registre de ces expériences transformatrices. L’objectif de cet article est de donner à voir cette expérience spécifique de la joie et de la mettre en dialogue avec le point de vue d’autres auteurs sur cette même expérience afin de mieux la situer, de mieux la comprendre et d’entrevoir les effets transformateurs.

Mise en contexte

Participer à ce deuxième colloque inter-universitaire portant sur les thèmes de l’identité, de l’altérité et de la réciprocité a été pour moi une occasion toute spéciale de prendre parole sur ces dimensions centrales dans l’accompagnement du changement humain à la fois en tant que chargé de cours au département de Psychosociologie et Travail Social de l’UQAR et comme doctorant en Psychopédagogie perceptive à l’UFP.

En effet, ma rencontre simultanée avec la psychosociologie rimouskoise ainsi qu’avec la somato-psychopédagogie s’est réalisée au début de l’an 2000. Dès le début de ma formation initiale, en plus d’être formé à l’intervention psychosociologique centrée sur les relations humaines, une équipe de professeurs a ouvert les portes afin d’ajouter dans notre formation une approche de l’accompagnement du changement centrée sur le rapport au corps sensible. Un article à paraître dans les actes du premier colloque Identité, altérité, réciprocité (Beauchesne, Bergeron, Cousin & Gauthier, 2012) traite de cette identité spécifique construite au carrefour d’un métissage fécond et réciproque.

Une recherche doctorale

Dans le cadre de ma participation au colloque intitulé Identité, altérité, réciprocité : pour une approche sensible de la formation, du soin et de l’accompagnement, j’ai souhaité expliciter davantage une expérience spécifique de la joie que j’ai nommée « ontologique », vécue au contact du Sensible et qui est le fondement expérientiel d’une recherche doctorale que j’ai entamée à l’automne 2009. Ayant mené ma vie dans une identité beaucoup plus tissée dans la tristesse et la désespérance[1], je remarque avec stupéfaction que cette expérience de la joie ontologique au contact du Sensible contribue à opérer en moi un véritable retournement identitaire, qui modifie du coup ma façon d’être en altérité et de vivre l’expérience de la réciprocité. Cette expérience de transformation me ramène aux propos de Bois & Austry lorsqu’ils affirment que : « La dimension du sensible est née d’un contact direct et intime avec le corps et c’est à partir de cette expérience que se construit progressivement, chez le praticien, une nouvelle nature de rapport à soi, aux autres et au monde, et la mise en lumière d’une nouvelle forme de connaissance » (2009, p. 105).

Je me retrouve donc au cœur d’un passage très interpellant entre une identité forgée dans et par la tristesse, à une identité fondée dans et par la joie. Ce chemin transformateur ainsi que les efforts pour rester fidèle à cette nouvelle identité émergente et accompagner son œuvre de transformation en moi, dans mes pratiques relationnelles et dans mes actions, constituent l’objet central de mon investigation doctorale. En effet, plusieurs auteurs s’entendent pour dire que dans le domaine de l’accompagnement du changement humain, le passage de la prise de conscience aux changements de représentations et de comportement représente un défi de taille (Bois, 2007 ; Bridges, 2006 ; Paul, 2004 ; Roberge, 1998). Les recherches que j’ai pu mener jusqu’à maintenant sur cette question m’ont alors placé devant le constat plus général que cette difficulté n’est pas que la mienne. En effet, l’emprise des habitudes et leur poids sur les processus de changement ont été abondamment documentés dans différentes disciplines s’intéressant à l’accompagnement du changement humain. L’attachement au passé, au connu, aux acquis, à l’image de soi, à son groupe d’appartenance ou encore à sa vision du monde constitue autant d’éléments qui freinent les processus d’apprentissage et de transformation au contact du Sensible. Ainsi, le sujet en formation risque de passer à côté du pouvoir transformateur de ses expériences nouvelles, surtout si elles sont subtiles, intérieures et inconcevables, comme c’est souvent le cas des expériences sensibles.

Pour cheminer à travers cette recherche doctorale, je m’inscrirai dans une démarche qualitative de type interprétative. D’autre part, c’est dans une démarche d’inspiration heuristique appuyée par une méthode autobiographique qu’il me sera possible d’aller à la rencontre de mon expérience et d’observer à travers elle comment s’opère le passage de la tristesse à la joie, c’est-à-dire le chemin entre une expérience fondatrice et la transformation du sujet. La méthode heuristique, telle que préconisée par Polanyi (1959), Moustakas (1990) et Craig (1978), part : « […] du principe qu’un individu peut vivre profondément et passionné­ment le moment présent, être complètement captivé par les miracles et les mystères tout en étant engagé dans une expérience de recherche significative » (Craig, 1978, p. 1). Cette méthode semble tout à fait adaptée pour faire face à l’inconnu et à l’imprévisible et autorise la participation directe du chercheur au processus de la recherche. 

En ce qui concerne cet article, il m’apparaît fondamental de prendre le temps pour l’instant de donner à voir le plus concrètement possible cette expérience de la joie ontologique. Cette expérience qui tend à devenir avec le temps une dimension fondamentale de mon identité sera un terrain riche pour observer mon questionnement plus large concernant le passage de l’expérience fondatrice à son pouvoir transformateur dans la vie du sujet. Ensuite, j’aspire à mettre en dialogue mon expérience de joie avec les propos et les expériences d’autres auteurs. Ainsi, en croisant les différents regards et les différentes expériences, il sera possible, je l’espère, de dégager quelques caractéristiques de cette joie ontologique. Le projet ici n’est pas de donner des balises pour trouver cette joie, mais plutôt de permettre de mieux comprendre, en exposant quelques extraits de mes journaux de recherche[2], de quoi je parle lorsque j’aborde l’expérience de cette joie ontologique au contact du Sensible.

L’expérience de la joie ontologique au contact du Sensible

Mon intérêt et mon attirance pour l’expérience de la joie se sont littéralement donnés à moi lors d’une expérience d’introspection sensorielle[3] vécue au printemps 2009. J’étais à l’époque à la recherche d’un sujet digne d’intérêt pour poursuivre mes études doctorales. Ainsi, par exemple, à chaque expérience sensible que je vivais, j’étais toujours curieux de ce qui en émergerait et des réflexions intéressantes qui me seraient données à vivre en lien avec mon vécu sensible.

À un moment précis de cette introspection, dans une qualité de présence profonde et corporéïsée, un véritable fait de connaissance[4] s’est donné à entendre en moi : « Tu es une âme triste venue expérimenter la joie. » À cette époque, cette information était pour moi très surprenante et difficile à accepter. Je m’étais en effet toujours perçu comme quelqu’un ayant une identité construite autour de l’expérience de la tristesse. Je pourrais même dire que je me sentais doué pour la tristesse. Bien qu’accablante par moments, cette expérience m’avait toujours procuré un fort sentiment d’existence. C’est par elle que m’étaient donnés à sentir mes contours identitaires et ainsi percevoir le goût de l’intensité de la vie qui m’était si cher et que je recherchais tant. Comme c’est souvent le cas lorsque nous faisons face à un fait de connaissance, j’étais happé par le caractère inconcevable de ce qui m’était donné de vivre. Mais sur le coup, la joie ne revêtait aucun intérêt pour moi.

Quelques secondes plus tard, une image me happa et me surprit. Je réalisais que j’étais en train d’apercevoir sur le coin d’une table, juste-là à ma gauche, la couverture de ce qui m’apparaissait avec évidence être ma future thèse de doctorat! Intrigué, je me suis avancé pour y lire le titre : « Au-delà du " persévérer dans la désespérance "  : cheminer ensemble vers la joie ontologique dans l’expérience humaine. » Décidément, je me sentais au cœur d’un mystère total! Les yeux fermés, en silence devant cette scène intérieure, je savais que j’étais devant quelque chose de grand. Une fois l’introspection terminée, je me suis empressé de noter cette expérience qui me laissa perplexe. En plus de ce thème de la joie qui me surprenait totalement, je me souviens également d’avoir été surpris par cette notion d’« ontologie ». À l’époque, je ne savais pas ce que ce terme signifiait! J’y reviendrai dans les pages qui suivent.

Deux semaines après ce moment d’introspection sensorielle percutant, alors que je l’avais presque relégué à l’oubli, le confiant sagement par chance à mes carnets de bords, ma compagne et moi apprenions qu’elle était enceinte. Je désirais tant devenir père… Face à cette nouvelle, une joie immense de l’ordre du jamais vécu se déploya dans tout mon corps. Jamais je n’aurais cru possible de ressentir une telle joie. C’est comme si mon univers basculait. D’un coup, je sentais la joie s’emparer de moi et devenir dans l’instant le moteur premier de mon existence. Je pouvais enfin prendre la mesure de façon tangible et avec évidence de la réalité indiscutable de l’expérience extra-quotidienne vécue précédemment. Elle venait à ce moment même de rejoindre ma vie dans son incarnation au quotidien. Il me fallait consentir à valider l’expérience vécue durant mon introspection, celle que j’avais reléguée au rang des fantasmagories.

Quelques mois plus tard, nous avons perdu notre bébé. Même si une immense tristesse m’a secoué le cœur, à ma grande surprise, quelque chose de l’état de joie resta inébranlable en moi. Pour la première fois de ma vie, je faisais au cœur de mon deuil, l’expérience de la non-dualité. Je faisais le constat qu’il m’était possible de vivre une peine d’une intensité extrême sans que celle-ci ne me fasse m’exiler de ces lieux de moi depuis lesquels j’expérimentais un état de joie incarné d’une constance étonnante. Devant cette réalité jadis inconcevable, je sentais naître en moi le désir d’articuler et de déployer mon existence autour de cette expérience nouvelle de joie. 

Suite à cette deuxième expérience pour le moins interpellante, je prenais graduellement la mesure de la responsabilité qui m’incombait comme sujet en formation au sein de ma démarche de croissance, de formation et de connaissance au contact du Sensible. Elle s’imposait avec une évidence plus que percutante. J’en étais remué. Ce choc me révélait par contraste la nonchalance invalidante avec laquelle je traite parfois mes expériences sensibles surtout lorsqu’elles sont d’une générosité qui dépasse de loin mon entendement.

Plusieurs mois après cette prise de conscience confrontante, je découvre avec stupéfaction que ce nouvel état de joie n’est pas une chose éphémère et presque insignifiante qui m’est tombée dessus par le hasard d’un état grâce qui a bien voulu passer dans ma vie un certain matin. À ma grande surprise, cet état devient une nouvelle fondation dans ma vie au quotidien et modifie ma manière de voir et de vivre dans le monde. La joie se présente à moi comme une nouvelle disposition déjà disponible et accomplie dans mon existence. Le plus souvent, je me surprends en état de joie avec une intensité surprenante alors qu’aucune cause extérieure ne semble justifier sa manifestation.

Au fil du temps, et de façon assidue, je me suis efforcé d’écrire dans mon journal de bord mes diverses expériences mettant en scène cette joie ontologique. Il est important pour moi, à l’instar de Rosset, de rester fidèle le plus possible à mon expérience et ainsi relater ma rencontre avec la joie ontologique telle que je l’éprouve dans mon corps et dans mes différents contextes : « Penser la joie signifie pour nous interroger l’expérience. » (cité par Go, 2004, p.13). Je propose ici de livrer trois extraits de mon expérience de la joie ontologique pour ensuite les mettre en dialogue avec l’expérience de la joie telle que relatée par d’autres auteurs.

Premier extrait : Un matin, seul, sans raison

"Je me lève tôt ce matin-là. Assis sur mon fauteuil face au paysage clair et tranquille du fleuve St-Laurent, je ne fais rien d’autre que me mettre en contact avec moi-même. À la seconde où j’ouvre mon attention à ma présence corporéïsée, je deviens instantanément ému. Je me sens baigné dans une sensation de joie douce qui caractérise ma vie des derniers mois. Je me sens ouvert et disponible autant à mon intériorité qu’aux paysages du fleuve devant moi. Je me sens habiter un espace vaste et large, comme si les contours de ma présence dépassaient de beaucoup les contours objectifs de mon corps. Je me vois chercher dans les heures ou les jours qui viennent de passer ce qui pourrait être à l’origine de cette expérience de joie qu’il m’est donné de vivre, mais je ne trouve rien."

Premièrement, ce qui attire mon attention dans cet extrait est le fait qu’aucune « chose » ou événement ne semble être à l’origine de cette joie. En effet, rien ne semble justifier sa présence à ce moment donné. Cet état de fait semble trouver écho chez d’autres auteurs. Par exemple, pour Go, une véritable expérience de la joie : « se passe de tout événement qui lui confèrerait une justification ou déterminerait son existence » (2004, p. 96). Rosset abonde dans le même sens en affirmant que : «…la joie est un plein qui se suffit à lui-même et qui n’a besoin pour apparaître d’aucun apport extérieur » (1983, p. 18).

Cette discussion entre ces auteurs et mon expérience me donne un premier degré de signification pour aborder le caractère ontologique de la joie telle qu’elle m’a été donnée de vivre. Une joie dite « ontologique » est pour moi une joie qui se donne au cœur même de la personne, qui provient du plus intime de sa chair et qui n’est pas provoquée par un fait extérieur à elle. Même si les événements d’une vie peuvent m’éloigner d’un rapport à cette joie, ils n’auraient pas le pouvoir de la dissoudre en moi.

Un autre aspect de ce premier extrait qui m’apparaît intéressant est cette expérience de vastitude, de se sentir plus large au contact de cette joie. Cette fois-ci, nous trouvons une grande résonance à cette expérience dans un ouvrage fort inspirant de Jean-Louis Chrétien publié en 2007 et qui s’intitule : La joie spacieuse. Dans cet ouvrage, l’auteur s’intéresse justement au croisement de l’expérience de la joie et de son effet élargissant dans la personne qui la vit : « Dès que la joie se lève, tout s’élargit. Notre respiration se fait plus ample, notre corps, l’instant d’avant replié sur lui-même, n’occupant que sa place ou son coin, tout à coup se redresse et vibre de mobilité » (2007, p. 7). Pour Chrétien, cette joie qui donne de l’espace n’est pas un état, mais bel et bien un acte et un mouvement qui ouvre et donne accès à de nouvelles possibilités : « Cette dilatation est une croissance, un élargissement, une amplification de nous-mêmes, et c’est donc un mot lié à la joie, une joie qui rend plus large, plus vivant, plus fort » (2007, p. 10). Mais qu’est-ce donc qui est rendu plus large au juste? Pour Chrétien (2007, p. 12), c’est notamment la perception qui s’agrandit en s’étendant jusqu’au « lointain » et au « passé ». Non seulement les qualités perceptives sont-elles plus fines dans le moment vécu au présent, mais elles permettent aussi d’être en relation différemment avec cet « à venir » dont parle Chrétien (2007, p. 7), qui surgit en raison de cette joie qui élargit la force de la perception. Il s’agit donc ici d’une qualité de présence et de perception qui devient plus riche pour percevoir le moment présent, le moment qui se vit, mais aussi d’une manière plus large d’être en présence avec son passé et avec le temps à venir, avec l’« advenir » que Bois définit comme étant « le lieu d’une rencontre entre le présent et le futur, habité par un sujet qui le vit et l’observe » (2007, p. 7).

Deuxième extrait : Une tristesse qui ne m’exile plus

Les effets de la fausse couche sont encore frais dans moi. J’ai tellement pleuré ces derniers jours… Je ne me souviens pas d’avoir autant pleuré. Ce matin, je me suis rappelé cette phrase si importante pour moi qu'une amie m'avait confié un jour : « Quand tu te sens sombrer dans la désespérance, compense par la reconnaissance ». Il m’aura pris sept ans pour sentir cette phrase œuvrer véritablement dans moi. En me remémorant ces mots, je me sens rejoindre cette part de moi pleine de cette joie nouvelle qui remplit mon corps et ma vie depuis peu. Jamais je n’avais vécu cela : ma tristesse demeure-là, dans moi, et dans une même qualité de présence, je sens doucement autre chose que la tristesse, comme une douceur, un apaisement, une fine trace de joie qui m’accueille dans mon cœur. Pour la première fois de ma vie, je me sens vivre l’expérience d’une tristesse qui ne me fait pas m’exiler de ma joie.

La première chose sur laquelle j’aimerais revenir en lien avec cet extrait est cette co-habitation de la tristesse et de la joie qui est pour moi une véritable révélation, voire une révolution, quelque chose d’inconcevable. Par contraste, il m’arrivait fréquemment dans ma vie d’enfant et de jeune adulte d’être happé par une sorte de mélancolie qui me donnait à vivre dans mon corps et dans mon quotidien une forme de lourdeur, pleine de tristesse, accompagnée d’une tendance forte à l’isolement. En effet, je me sentais glisser dans « cet endroit d’infinie tristesse qui caractérisait une partie de moi qui m’avait toujours paru complètement insoutenable » (Gauthier, 2007, p. 159). Une fois tombé dans ce lieu, je pouvais y rester parfois pendant des jours, sans liberté d’être allégé de ce poids, comme si je n’étais autre chose que cette tristesse.

Sur cette question du rapport non dualiste entre la tristesse et la joie, je puise dans les travaux de Rosset quelques extraits qui s’accordent avec mon expérience et qui me permettent d’approfondir ma réflexion :

"Car c’est justement le privilège de la joie, et la raison du contentement particulier qu’elle dispense – contentement unique parce que seul à être sans réserve – que de demeurer à la fois parfaitement conscient et parfaitement indifférent au regard des malheurs dont se compose l’existence. Cette indifférence au malheur, sur laquelle je vais revenir, ne signifie pas que la joie y soit inattentive, encore moins qu’elle prétende en ignorer, mais au contraire qu’elle y est éminemment attentive, partie première prenante et première concernée ; cela précisément en raison de son pouvoir approbateur qui lui permet d’en connaître plus et mieux que quiconque" (1983, p. 24-25).

Pour Rosset, la joie sait rester ouverte et attentive à l’expérience plus difficile. En effet, l’expérience du malheur ou de la tristesse peut sembler, à première vue, ne pas pouvoir coexister ou coïncider avec l’expérience d’une joie. Pour Rosset, non seulement l’une et l’autre peuvent exister ensemble, mais la joie est attentive au malheur et lui donne une légitimité d’être en raison de ce qu’il appelle son pouvoir approbateur. C’est exactement ce qui se joue dans mon expérience relatée ici dans ce deuxième extrait. Pour la première fois, je fais l’expérience d’une joie dans laquelle j’arrive à me tenir malgré une très grande tristesse. Du lieu de cette joie où je me tiens, la tristesse n’a plus la même emprise qu’à l’habitude : plus encore, j’arrive à la vivre différemment, car je ne me perds pas en elle. Vivre la tristesse tout en percevant une joie me donne à vivre une expérience tout autre de la joie et de la tristesse. Cette relation entre ces deux réalités de l’existence n’est pas sans faire penser aux mots de Khalil Gibran lorsqu’il dit : « Plus profondément le chagrin creusera votre être, plus vous pourrez contenir de joie » (1956, p. 30). Pour cet auteur également existe une forme de connivence, un liant entre ces deux pôles en apparence opposés, un lien « inséparable » pour reprendre ses mots.

René Daval est un autre auteur qui éclaire cette réflexion de façon inspirante dans son magnifique article intitulé : Pour une anthropologie de la joie. Otto Friedrich Bollnow et Nietzsche. Il n’hésite pas à porter une critique au sujet de l’existentialisme qui, selon lui, a : « privilégié indûment l’angoisse comme expérience existentielle de l’homme » (2006, p. 5). Pour cet auteur :

"Les philosophies existentielles ont insisté sur l’angoisse comme mode d’être au monde de l’homme. Sans négliger l’importance de celle-ci, nous voudrions souligner le rôle de l’enthousiasme et de la joie, comme modes d’être fondamentaux, tout en sachant que joie et angoisse ne cessent de s’appeler l’une l’autre, tout comme la mélancolie et l’enthousiasme, dans la vie de l’homme" (Daval, 2006, p. 1).

À la lecture de ces mots, je vois d’un tout autre œil la grande influence qu’ont eu sur moi ces philosophies, particulièrement sur la construction de mon identité. J’ai longtemps fait l’expérience de la tristesse et de la désespérance comme un véritable socle identitaire. C’est à travers l’expérience de la tristesse et de la mélancolie que j’arrivais à sentir une force d’intensité dans mon corps qui, du coup, me procurait une puissante sensation d’exister. Ce professeur en Lettres et sciences humaines de l’Université de Reims insiste pour que la joie et l’angoisse ne prédominent pas l’une sur l’autre en tant que mode d’être au monde. Tout comme Gibran, il attire plutôt l’attention sur leur interdépendance.

En laissant ces auteurs m’accompagner au cœur de mes réflexions sur l’expérience de la joie, je me rends compte à quel point tout est une question de liberté dans l’exercice d’accueillir ce qui se présente dans l’expérience. Je vois bien que je ne suis pas toujours libre d’accueillir et de vivre la joie quand elle se présente parce que je m’identifie beaucoup plus à une identité construite autour de l’expérience de la tristesse et de la désespérance. Il n’est donc pas rare pour moi de vivre une expérience de joie et d’être littéralement « kidnappé » par une tristesse sans que je puisse réagir ou résister, sans même m’en rendre compte. Cet extrait de Daval rapporté précédemment est important car il vient relever dans ce deuxième extrait de mon expérience de la joie ontologique cette incroyable co-présence de la tristesse et de la joie. Ainsi, pour la première fois de mon existence, je peux vivre la joie et la tristesse sans prédominance. Je me sens ainsi m’approcher de ce que Bianchi évoque dans son bel article intitulé De la souffrance à la joie. À propos de l’esthétique de Nietzsche, lorsqu’elle affirme que : « Les deux sensations de plaisir et de souffrance étant consubstantielles, il s’agira donc pour l’individu de dire " oui " tant à la vérité du jouir qu’à celle du pâtir » (2009, p. 7).  En observant ma propre expérience, éclairée par celles de ces auteurs inspirants, j’entrevois qu’il m’est donc possible de rêver à un changement radical dans ma manière d’être en relation avec ma tristesse et ma désespérance. L’invitation que fait Bianchi (2009, p. 19) sous l’impulsion de Nietzsche est claire. Il s’agit d’« aimer le réel dans tous ses recoins ». De ce lieu de co-présence de la tristesse et de la joie, au cœur même de cette invitation à aimer le réel, je découvre cette possibilité inespérée de pouvoir arriver à accueillir cette tristesse avec plus de bienveillance et d’amour, et ce sans m’y complaire.

Troisième extrait : Se regarder dans le miroir

Je suis devant le miroir et je me regarde. Je suis foudroyé en apercevant les traits de mon visage. Je ne me reconnais plus. En plus de percevoir cette joie qui m’est si chère dernièrement, je me sens faire l’étrange expérience de me sentir transfiguré par elle, comme si elle avait marqué les structures de mon visage. Je le trouve ouvert, lumineux, relâché, toujours prêt pour sourire. Cette vision de moi-même me réchauffe le cœur et je deviens ému de cette scène bouleversante. Je me trouve beau. Pour la première fois de ma vie, je trouve que la joie me va bien, que je suis peut-être fait pour elle, que nous sommes faits pour vivre ensemble. Cette idée me percute. Je sens à quel point elle ne correspond pas à l’idée que j’ai toujours eue de moi. Saisi par l’intensité du moment, j’ai cette irrésistible envie de m’adresser à moi-même avec une force d’autorité qui me surprend. Je me dis : «Regarde-toi bien dans les yeux et regarde bien. Celui que tu vois à cet instant même, c’est lui maintenant Jean-Philippe Gauthier.»

Ce qui m’apparaît incontournable dans cet extrait est cette expérience d’une joie qui est plus qu’une émotion, qu’un sentiment ou qu’une tonalité affective. En plus de percevoir une joie dans mon corps, le sujet en transformation que je suis fait l’expérience d’une joie qui marque un passage, un véritable bouleversement identitaire. La joie est à la fois une expérience perçue et vécue, mais elle devient par le fait même un nouveau socle identitaire : c’est par elle que je reconnais celui que je deviens. Non seulement la joie est perçue et validée, mais il y a une activité d’identification à elle, une véritable actualisation du sujet. Ce moment précis de l’expérience donne à voir un effort du sujet que je suis pour ne pas retomber dans mes anciennes habitudes d’être et de me percevoir. Ce concept de l’identité qui apparaît dans ce troisième extrait me semble très important. C’est dans les travaux d’Erikson que j’ai cherché à mieux approfondir cette notion centrale dans le développement de la personne. Dans leur ouvrage sur les théories du développement de l’enfant, Thomas et Michel ont choisi de visiter les travaux d’Erikson pour définir la notion d’identité :

"En fait, se développer est une formulation particulière faisant référence au processus qui permet d’atteindre l’identité du moi. Dans le système d’Erikson, l’identité du moi a deux aspects. Le premier se concentre sur l’individu lui-même et est la découverte par la personne de « sa propre conscience de soi et d’un sens de continuité dans le temps ». En d’autres termes, c’est se connaître et s’accepter soi-même" (2005, p. 242).

Dans la majorité des définitions de l’identité proposées en psychologie contemporaine, on retrouve cette même ligne de pensée sur la question de la continuité, cette idée selon laquelle l’identité personnelle demeure la même à travers le temps et malgré les changements qui peuvent s’opérer dans une existence. Dans ce cas de figure, l’enjeu est bel et bien celui de s’accepter soi-même. Cet acte d’acceptation semble refléter qu’il y a dans l’individu quelque chose d’immuable, qu’il faut découvrir et apprendre à accueillir tel quel. Dans mon expérience personnelle, je peux facilement m’affilier à cette conception de l’identité d’Erikson. En effet, je me suis toujours connu et reconnu comme quelqu’un s’articulant avec une identité construite à même l’expérience de la tristesse. Non seulement avais-je accepté cette identité, mais plus encore, je m’étais attaché à elle et avais appris à me donner une valeur par elle.

En référence à ce troisième extrait de ma rencontre avec la joie, mon expérience actuelle et mon propos sur cette question de l’identité ouvrent plutôt sur l’impermanence identitaire ; une identité sans cesse évolutive qui me permet de me reconnaître en changement à travers le temps.

Mise en débat des questions identitaires et du changement humain

Pour ouvrir le débat sur cette question importante, j’aimerais faire appel à Danis Bois dont les recherches sur les questions de l’identité et du changement humain sont pour moi incontournables. Ce praticien-chercheur nous offre un point de vue novateur articulé autour d’un concept fondamental en psychopédagogie perceptive qui s’appelle le moi renouvelé. Pour Danis Bois :

"Le moi renouvelé est ce que devient l’identité individuelle quand quatre conditions sont réunies chez la personne : que son corps soit habité par le mouvement interne, que sa conscience soit éveillée activement à percevoir ce mouvement interne, qu’elle ait accès à l’éprouvé issu du mouvement interne et enfin qu’elle accepte d’accompagner pleinement le processus actif de transformation véhiculé par le mouvement interne" (2006, p. 157).

Le mérite exemplaire des travaux du professeur Danis Bois est d’avoir mis en place une série de protocoles pratiques permettant à la personne de faire une expérience inédite d’elle-même par l’intermédiaire d’une relation nouvelle avec son corps animé du mouvement interne. Pour Lefloch, le mouvement interne représente : « une animation des différents tissus du corps, une force interne, un principe d’autorégulation physique et psychique de la personne, une conscience en mouvement » (2008, p. 10). Le projet de la psychopédagogie perceptive est donc d’accompagner le sujet à se faire l’allié des informations qui lui sont révélées par le contact intime avec son mouvement interne et qui le guident vers un renouvellement du rapport à lui-même, à son corps, à sa pensée, à ses émotions, etc. En se percevant ainsi différemment, la personne renouvelle ses représentations d’elle-même, des autres et du monde. Ainsi, pour Danis Bois, il est possible de participer activement au devenir d’une identité changeante et évolutive : « Le moi renouvelé est le moi qui est capable de capter toute information qui naît du présent, d’en saisir le sens et de se laisser transformer par elle. Avec cette conception, la représentation d’un moi permanent, immuable, laisse la place à un moi mouvant, adaptable, théâtre d’un constant processus dynamique d’évolutivité » (2006, p. 160).

Cette conception dynamique de l’identité m’ouvre aux travaux proposés par Bergson et Whitehead. En effet, Saint-Sernin puise dans les recherches de ces deux chercheurs un grand appui pour répondre à la question suivante : « Comment on peut à la fois parler de l’identité de l’individu et supposer que cette identité soit changeante : est-ce là une contradiction dans les termes ou une exigence vivifiante pour des êtres qui ont à se constituer dans un univers en devenir ? » (2008, p. 221). Bergson et Whitehead avaient un projet clair concernant cette question de l’identité : «Bergson et Whitehead voient l’identité changeante de l’individu […]ils essaient de définir ce qu’est l’identité de l’individu dans un univers en devenir où chacun se construit et se transforme » (2008, p. 223).

Ces propos viennent supporter ma propre expérience de façon tout à fait éclairante. Il devient donc possible pour moi de concevoir une identité en changement dans laquelle je puisse devenir tout autre : d’une identité drastiquement ancrée dans la tristesse, je suis en mesure d’aspirer à une identité nouvelle, inspiré d’un rapport radicalement renouvelé à l’expérience de la joie. 

Avant de poursuivre cette réflexion sur le renouvellement identitaire, je souhaiterais à ce moment-ci reprendre les points majeurs du parcours de transformation que j’ai présentés précédemment :

  1. Je vis une expérience fondatrice de la joie ontologique ;
  2. cette expérience qui se donne à vivre de plus en plus fréquemment dans ma vie, apparaît bien souvent sans cause qui justifierait sa présence ;
  3. je fais l’expérience inédite d’une grande tristesse qui ne me fait pas perdre le contact avec la joie : la tristesse et la joie peuvent co-habiter ;
  4. toutes ces expériences m’amènent à faire l’expérience d’un renouvellement identitaire : je découvre que je ne me reconnais plus dans ce que je croyais être ;
  5. je fais l’effort de m’identifier à cette identité renouvelée pour aspirer à mener mon existence depuis elle et pour ne pas retomber dans mes anciennes habitudes identitaire.

Cette expérience de joie ontologique se révèle au fil du temps comme un nouveau fondement de mon identité en mouvement et en transformation. Ce « voyage », cet approfondissement et enrichissement identitaire ne se fait pas sans faire face à ses habitudes et à ses anciennes manières d’être qui ont besoin de temps pour s’actualiser, se laisser bouger et changer. Lorsque je découvre cette identité renouvelée, ancrée dans l’expérience de la joie ontologique, apparaît en moi un intense désir de m’établir dans ce « nouvel espace » et ainsi apprendre à articuler ma vie et à poser mes actes dans le monde depuis-là. Misrahi emploie cette métaphore du « lieu » de soi pour nommer cet acte d’établissement du sujet dans le plus profond de lui avec des mots magnifiques : « Le domaine qu’on se propose d’habiter et sur lequel doivent se construire les demeures de l’être, il a fallu durement le défricher…» (2010, p. 109).

Cette réflexion sur la mise en action du sujet dans le monde depuis une identité renouvelée me semble importante. Dans cette phase, la rencontre avec le poids des habitudes et les anciennes manières d’être et de faire est importante et peut rendre difficile la mise en action du sujet depuis cette identité qui advient en lui.

À ce stade-ci de mes investigations et pour la suite de ma recherche doctorale, je crois qu’il sera pertinent de questionner le lien ou l’absence de lien entre l’expérience de la joie et la mise en action vers l’extériorité, dans la sphère sociale. Y aurait-il dans l’expérience de la joie une prédisposition à l’ouverture au monde et à la mise en action de soi dans le monde? Étant donné que mon questionnement doctoral porte sur le passage de l’expérience signifiante à la transformation du sujet dans sa vie quotidienne (rapport à soi, aux autres et au monde), je serai attentif dans les temps à venir à mieux comprendre la relation et la dynamique entre l’expérience de la joie et le rapport au monde et à l’action. En guise d’introduction à ce questionnement, il m’apparaît intéressant ici de présenter une première réflexion, un premier pas pour entrer dans le débat.

Cette interrogation m’apparaît centrale parce que mon expérience de la tristesse a souvent été accompagnée d’une forme de repli sur moi-même voire même d’une tendance à l’isolement. Alors que depuis l’expérience de la joie ontologique, en plus de me sentir en lien avec une profondeur inédite de mon être, je me sens dans une ouverture et des élans nouveaux vers les autres et le monde qui devront être étudiés plus tard dans mon investigation doctorale.

Cette différence de manières d’être entre l’isolement et l’ouverture fait écho aux propos du psychologue Dumas, auteur d’une thèse de doctorat qui s’intitule : La Tristesse et la Joie. Dans un article où il met en évidence les résultats principaux de son étude doctorale, Dumas présente des éléments de compréhension extrêmement pertinents sur l’expérience de la tristesse et de la joie.

Premièrement, Dumas distingue deux sortes de tristesse, soit la tristesse passive et la tristesse active :

"Dans le premier cas, l’homme triste est abattu, il pense peu ; il reste immobile et muet et ne parle qu’à voix basse, comme avec peine, et n’exécute que des mouvements rares et lents. Dans le second cas, il s’agite, il parle, il pleure, il crie, il se lamente" (1900, p. 637).

La description de la tristesse passive m’intéresse particulièrement car elle est en concordance avec celle que je me souviens avoir vécu le plus souvent. Lorsque Dumas précise son observation de la tristesse passive, il en parle comme suit : « …un sentiment généralisé d’impuissance physique et mentale […] une diminution de la vie de relation, qui non seulement isole le mélancolique, mais engendre chez lui le besoin d’isolement » (1900, p. 638). Ce psychologue nomme bien le côté pervers de la tristesse passive, cette tendance à s’isoler et donc à faire de cette expérience de la tristesse quelque chose qui perdure dans le temps. Il ajoute aussi cette donnée cruciale d’impuissance. Le lien entre impuissance et isolement semble fort, comme si l’un renforçait l’autre et vice-versa.  

Après avoir dégagé quelques caractéristiques de la tristesse, Dumas se prononce sur son observation de la joie et nous partage le fruit de ses réflexions :

"La joie se caractérise […] par un sentiment généralisé de bien-être et de puissance et par l’éveil des tendances altruistes. Par une puissance véritable de l’esprit. Par un sentiment véritable de plaisir moral […] Par un désir d’action, un besoin de vie sociale engendré par les tendances altruistes et le sentiment d’une plus grande puissance psychique" (1900, p. 639).

Pour Dumas, le lien entre la joie et le désir d’action est assurément clair. Non seulement la joie donne à celui qui la vit un bien-être, mais celui-ci se traduit par des élans tournés vers les autres et vers la société dans laquelle la personne s’inscrit. Ce qui frappe aussi dans les mots de cet auteur est cette notion de puissance de l’esprit, qui n’est pas sans nous faire penser à ceux du philosophe Spinoza, rapportés ici par Misrahi qui donna une célèbre définition de la joie et de la tristesse : « Spinoza, en effet, nomme Joie ce qui est vécu lorsque l’esprit passe à une « plus grande perfection », c’est-à-dire à une plus grande puissance d’exister, à une plus intense plénitude. Il nomme Tristesse, au contraire, tout cela qui est vécu comme une réduction ou diminution de cette puissance » (2005, p. 64). 

J’aimerais revenir sur les propos de Daval qui s’est inspiré des recherches du philosophe O.F. Bollnow pour approfondir la compréhension de cette relation entre joie et mise en action. Pour Bollnow, les tonalités affectives telles que la joie, la tristesse, la gaieté, l’abattement par exemple, « représentent un état fondamental, traversant uniformément l’homme tout entier depuis les couches inférieures jusqu’au plus élevées […] La tonalité affective est un état fondamental de la réalité humaine » (Bollnow cité par Daval, 2006, p. 2). Pour approfondir sa réflexion sur la joie, Daval laisse de côté les tonalités qu’il nomme « déprimées » pour se tourner plutôt vers les tonalités affectives heureuses qui pour lui « jouent un rôle majeur pour permettre à l’homme de rechercher la vie avec ses semblables et pour l’établissement de communautés humaines où chacun est ouvert aux autres » (2006, p. 6).

Parmi les tonalités heureuses, Daval porte son attention particulièrement sur celle de l’ivresse et de la béatitude. Il choisit de s’intéresser aux tonalités de l’ivresse, car celle-ci « présente sous forme paroxystique les qualités que toute tonalité positive manifeste » (2006, p. 3) Ainsi, étudier l’ivresse, que Daval compare de près à l’enthousiasme, c’est enrichir la réflexion sur la joie. En se référant à Nietzsche, Daval (2006, p. 4) nous renseigne sur cette tonalité qu’est l’ivresse : « …l’homme dans l’ivresse est arraché à son isolement et englobé dans une communauté plus grande ».

Conclusion

Dans la continuité de cet article et pour la suite de mes recherches doctorales, il sera intéressant pour moi d’étudier de près ce passage où je passe d’une identité ancrée dans la tristesse à une identité renouvelée, avec comme nouveau fondement une expérience perçue et vécue de la joie ontologique au contact du Sensible. Comment accompagner ce bouleversement identitaire? Comment favoriser la trans-formation du sujet au contact de ses expériences fondatrices vécues au contact du corps sensible? Quelles compétences mettre en œuvre pour voir le sujet s’engager depuis son identité renouvelée jusque dans son quotidien et ses actions dans le monde? En effet, ce regard porté sur mon parcours singulier me permettra d’étudier et de mieux comprendre ce thème central de ma recherche en psychopédagogie perceptive qu’est la validation des expériences signifiantes. Ainsi, dans l’approfondissement de ma compréhension sur ce thème, je serai attentif à mieux cerner ces actes qui permettent au sujet d’accéder aux changements de ses représentations et à sa transformation identitaire ; une identité capable d’agir dans le monde dans une transformation réciproque.

 

[1] Voir à ce sujet mon mémoire de maîtrise (Gauthier, 2007).

[2] À ce sujet, voir entre autres le journal de bord de Karsenti et Savoie-Zajc (2004) et le journal d’itinérance de Barbier (1996).

[3] Pour Ève Berger (2009, p. 47) : « L’introspection sensorielle est la pratique qui consiste à se mettre en relation avec sa propre intériorité sensible dans une attitude d’écoute et d’observation intérieures profondes».

[4] Selon Danis Bois (2005, p. 132), le fait de connaissance est une information chargée de sens qui jaillit suite à la perception d’un phénomène interne vécu consciemment par la personne.

 

Jean-Philippe Gauthier

Sources: 

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La revue "Réciprocités"

Cet article est issu de notre revue :

Numéro 06 - Recherches doctorales au sein du CERAP

Ce numéro de la revue Réciprocités est le premier à être entièrement consacré aux recherches doctorales en cours au sein du CERAP. Tous les articles présentés ont été soumis au comité de lecture international récemment mis en place.

Quatre articles ont été sélectionnés, couvrant des champs aussi différents et importants que l’évolution du métier de fasciathérapeute (article de Christian Courraud), les liens entre soin et formation (article de Doris Cencig), le concept de joie ontologique et le processus d’enrichissement personnel (article de Jean-Philippe Gauthier), ou encore l'expérience de mutation de paradigme chez le praticien qui devient chercheur (article de Anne Lieutaud).

Elles mettent en oeuvre des méthodologies de recherche différentes, comme la recherche et l’analyse qualitative (Doris Cencig et Anne Lieutaud), dont le Cerap s’est fait jusqu’ici une spécialité, mais aussi la recherche sociologique de terrain (Christian Courraud) ou la recherche heuristique radicalement à la première personne (Jean-Philippe Gauthier)