L’émergence du sujet sensible : itinéraire d’une rencontre au cœur de soi

Auteur(s) :

Marc Humpich - Professeur associé invité de l'UFP (Portugal) et de l'UQAR (Québec), docteur en sciences, accompagnateur du changement

Docteur en Sciences, Formateur et accompagnateur du changement auprès des personnes et des groupes (Paris, Athènes, Montréal). Membre du Graspa (Groupe de recherche en approche somato-pédagogique de l'accompagnemnent, UQAR).

Géraldine Lefloch - Psychopédagogue de la perception

Master en psychopédagogie perceptive de l’UFP

Quand nous avons réfléchi à la façon dont nous pourrions partager au lecteur notre travail autour du « corps sensible » et ses effets au niveau des manières d’être, nous nous sommes rapidement orientés vers le choix de partager un itinéraire expérientiel.

Nous aurions pu organiser notre projet en guidant directement le lecteur vers les concepts qui sont nés de l’expérience : les notions de mouvement interne, de Sensible, de modifiabilité perceptivo-cognitive, de processus de transformation et de formation de soi à partir de l’expérience du corps sensible… (Bois, 2006, 2007 ; Berger, 2006) Nous aurions pu également inviter le lecteur à découvrir nos gestes professionnels, à entrer dans la somato-psychopédagogie « en actes ». Mais nous étions motivés par un constat fort : il est très difficile de faire entrevoir le monde des perceptions à partir duquel nous travaillons à une personne qui n’aurait pas eu l’opportunité d’en faire l’expérience par elle-même. En un certain sens, nous rejoignons là un enjeu clairement nommé par la philosophie quand celle-ci se prononce sur l’expérience sensible en général, en tant que rapport perceptif au monde. L’expérience sensible « est à la source de notre perception et de notre science de l’objet. Le Monde ne se présente-t-il pas, d’abord, comme un ensemble de qualités sensibles ? […] Ces qualités sont indéfinissables : vouloir expliquer ce qu’elles sont à qui ne les connaîtrait pas serait, comme on dit, parler à un aveugle des couleurs » (Alquié, 1966, p. 25).

Les réflexions qui précèdent s’appliquent, dans l’esprit du philosophe, à la perception du monde extérieur essentiellement mais nous affirmons qu’il en va de même pour ce qui est de la perception des impressions sensibles liées à l’expérience du corps et du mouvement, à plus forte raison quand celle-ci se déroule dans les conditions spécifiques proposées par la somato-psychopédagogie et que nous ne détaillerons pas ici (Bois, 2006, 2007 ; Berger, 1999, 2006 ; Courraud, 1999, 2002 ; Bourhis, 2005 ; Noël, 1995).

Cela se confirmait donc : nous allions proposer un itinéraire expérientiel et tenter de rendre compte de la découverte d’un rapport renouvelé au corps, à soi et aux autres en nous appuyant sur quelques-uns des travaux de recherche menés au sein de notre centre d’étude, le Cerap[i].

Ainsi, dans le texte qui suit, nous proposons une première étape en forme de dialogue entre les co-auteurs que nous sommes. Celle-ci nous permet de nous situer à travers un ou deux temps forts qui ont marqué le début de notre parcours biographique au contact du travail proposé par Danis Bois. Dans une deuxième étape, nous emprunterons l’itinéraire de découverte que tracent quelques personnes interrogées dans le cadre de projets de recherche menés au sein du Cerap. Ces trajets prennent la forme d’enrichissements perceptifs et compréhensifs. Ils nous permettront de poser des repères précieux pour appréhender les contours de ce que nous appelons le « mouvement interne ». Nous ferons suivre cette description par une présentation succincte du « corps sensible » et de la notion même de « Sensible ». Notre début de parcours au contact du mouvement interne en facilitera grandement la compréhension. Enfin, nous nous appuierons sur les travaux de Danis Bois pour introduire le lecteur au processus dynamique d’accès au Sensible à travers l’évocation d’un parcours perceptivo-cognitif et existentiel modélisé par l’auteur sous la forme d’une « spirale processuelle » (Bois, 2007, p. 287-307). Nous verrons que les contenus de vécu évoqués par les participants permettent d’esquisser un premier portrait de ce que nous entendons par « sujet sensible ».

Préambule en forme de dialogue

M.H. : « Qu’est-ce qui a été marquant dans ta rencontre avec la fasciathérapie ?

G.L.H. : C’est ma rencontre avec le mouvement interne qui a été déterminante. En 1989, j’ai fait une très mauvaise chute à ski et je me suis fracturée l’humérus gauche. C’était une fracture grave avec paralysie radiale, qui au bout de trois mois, n’avait toujours pas récupéré. J’étais déjà kinésithérapeute à l’époque et avec un bras en moins, ma vie professionnelle était fichue. J’étais désespérée. Un concours de circonstance heureux, a fait que Danis Bois est venu animer une conférence à La Baule, ville où je demeurais. Je suis allée lui raconter mon histoire et il a très gentiment proposé de me traiter.

M.H. : Tu le connaissais ?

G.L.H. : Oui, j’avais commencé la formation de fasciathérapie depuis un an déjà, J’étais donc son étudiante. Son traitement a été pour moi un vrai miracle. Ce qui a été impressionnant tout d’abord, c’est que pendant toute la séance, j’ai eu l’impression que des vagues traversaient mon corps dans tous les sens ; jamais je n’avais ressenti cela. Ensuite, ce qui a été déterminant également, ce sont les effets du traitement après coup et ceci autant sur les plans physique que psychologique. En fait, au bout de 2 à 3 semaines, je recommençai à bouger ma main et mes doigts. C’était incroyable, cela faisait déjà plus de trois mois que j’avais des électromyogrammes plats, tu sais, ces examens qui mesurent l’activité nerveuse des muscles. Et  bien, à cause de cela, ni le chirurgien qui m’avait opéré, ni les spécialistes qui me suivaient ne pouvaient me dire si je récupèrerais un jour. Tu imagines la joie que j’ai pu avoir en pouvant à nouveau bouger ! Et puis ce n’est pas tout ; en plus de cela, ce qui a été étonnant c’est que pendant près de deux mois, j’ai vécu avec un bonheur intense à l’intérieur de moi, une joie d’être vivante tout simplement, il y a bien longtemps que cela ne m’était pas arrivé.

M.H. : Qu’est-ce que cette rencontre a alors changé pour toi ?

G.L.H. : Tout. Je me souviens m’être dit que je voulais vivre ma vie depuis ce lieu là, ne plus jamais le quitter. Tu vois, ça a été un rendez-vous fondateur.

M.H. : Pourquoi fondateur ?

G.L.H. : Parce que ça a changé ma vie. J’ai tout changé pour vivre depuis là. Il fallait que j’approfondisse cette rencontre d’un moment pour ne plus la quitter.

M.H. : Est-ce à ce moment que tu as décidé d’en faire ton métier ?

G.L.H. : Non, ma décision était déjà prise. En fait, deux ans plus tôt, quand je faisais mes études de kinésithérapeute, j’avais déjà fait une chute de ski un peu douloureuse et je ne pouvais plus bouger mon cou. J’avais fait des radiographies mais il n’y avait rien. Un de mes professeurs de l’époque était fasciathérapeute et il m’a proposé de me traiter. J’étais un peu méfiante. J’avais été manipulée en ostéopathie et j’étais restée coincée suite à une mobilisation trop violente. Mais j’ai quand même accepté. Le prof. m’a fait deux séances. Je n’ai rien senti pendant qu’il travaillait mais au bout des deux séances, j’étais soulagée. Je pouvais à nouveau tourner ma tête à droite, à gauche. J’avais trouvé ça très efficace et en plus très doux. Je m’étais dit : ‘C’est ça que je veux pour mes patients. Je dois apprendre à soigner comme ça.’ Voilà, tu sais maintenant quels ont été les deux rendez-vous qui ont orienté autant ma vie  personnelle, existentielle que ma vie professionnelle et qui ont fait que je me suis investie dans cette démarche. C’était il y a vingt ans. »

G.L. : «  A toi maintenant. Comment se fait-il que tu aies toujours autant d’engagement et d’implication dans la somato-psychopédagogie aujourd’hui, en plus du fait que cela soit ton métier ? Qu’est-ce qui t’a fait rester là ?

M.H. : Je crois que mon engagement est lié à une conviction profonde. Ce serait plus juste de dire une rencontre. Je suis particulièrement sensible à la dimension du sens de l’existence. Dans ma jeunesse, du temps de mes études, je pensais que la réponse à la question du sens de la vie viendrait de ma fréquentation de la science. Ça n’a pas été le cas. Tu sais, j’ai toujours aimé comprendre. Pendant mes études doctorales en sciences pour l’ingénieur, comprendre un phénomène, c’était en établir un modèle mathématique. Et ça me laissait sur ma faim.

G.L.H. : Comment as-tu découvert la fasciathérapie ?

M.H. : J’ai croisé la fasciathérapie par le hasard des rencontres. Danis Bois m’a invité à participer à un de ses séminaires de formation. J’en suis sorti en ayant ressenti sous mes mains des choses étonnantes mais pas spectaculaires : la malléabilité de la matière vivante, je crois. Mais deux facteurs ont été déterminants pour moi. Le premier, c’est qu’au milieu de ces kinésithérapeutes et de ces médecins, j’ai eu le sentiment fort de plonger dans un véritable laboratoire : un laboratoire de la conscience. Je me souviens m’être dit à propos de Danis Bois : ‘proposer de développer les aptitudes de la conscience pour entrer en relation avec les manifestations de la vie dans le corps, c’est un sacré pari’.

J’ai été conquis par l’ambiance de recherche qui animait ce travail. Une recherche autour de l’essentiel. Le deuxième facteur a été un sentiment ténu mais fondateur ; je me souviens m’être dit à moi-même : ‘je ne sais pas où mène ce chemin, mais c’est ce chemin qu’il faut que je suive.’ C’était en 1986. Aujourd’hui, quand j’enseigne, quand je traite, c’est cette conviction toujours vivante qui m’anime. La conviction qu’il est possible de créer des conditions favorables pour que l’être humain découvre en lui une dimension du sens qu’il ne soupçonne pas et qui a la potentialité de bouleverser son regard sur la vie, sur lui et sur le monde. »

Autour de la notion de mouvement interne

Au-delà de nos propres témoignages, s’il est un aspect de l’expérience faite au contact de la somato-psychopédagogie qui marque, c’est probablement la rencontre avec le « mouvement interne ». Mais qu’entendons nous donc par mouvement interne ? L’expression prête à bien des interprétations et dans les faits, la perception de ce mouvement interne se donne à vivre sous bien des formes.

Dans l’approche manuelle de notre pratique, il peut tout d’abord s’agir de la perception par la personne d’un mouvement lent, doux et profond sous les mains du praticien qui propose des mises en tension des différents tissus du corps. Dans cette situation de médiation manuelle, certaines personnes – nous les appellerons pour le moment des « patients » – entrent spontanément en relation avec une sensation d’enroulement et de déroulement de leurs tissus cutané, musculaire, voire avec la profondeur animée de leurs organes ou même pour les plus « sensibles », avec la perception de l’intériorité vivante de leurs os. La surprise est parfois de taille tant le contraste peut être fort entre la situation d’immobilité objective – le patient est allongé sur la table sans aucun projet de mouvement – et l’expérience subjective extrêmement tangible d’une mobilité, d’une animation au sein des structures anatomiques. En effet, cette mobilité interne semble suivre le mouvement des mains du praticien, voire parfois le précède imperceptiblement. Nous pourrions avancer que le patient se sent immobile à l’extérieur alors qu’il se vit mobile à l’intérieur. Précisions que la mobilité interne dont il est ici question ici est sans rapport avec les mouvements physiologiques bien connus que sont la respiration thoracique, les battements cardiaques ou encore le péristaltisme intestinal.

Dans l’approche gestuelle de notre  méthode dénommée « gymnastique sensorielle », la personne se met elle-même en mouvement visible. Elle bouge dans l’espace mais là encore, une surprise perceptive est au rendez-vous. En effet, cette gestuelle objective, effectuée généralement dans une lenteur qui tranche avec la vitesse de nos gestes quotidiens, semble révéler l’expérience d’un phénomène plus intime. À la façon d’un mouvement qui en cacherait un autre, une écoute attentive des effets en temps réel dans soi de la gestuelle fait en effet découvrir ce que nous pourrions appeler la face cachée du geste : des sensations de glissement interne au sein des plans musculaires, des sentiments d’ouverture ou de fermeture au cœur des articulations, des expériences d’expansion ou de retour en convergence de tout le « volume » du corps…

Le travail en somato-psychopédagogie, qu’il soit manuel ou gestuel fait également accéder le patient à l’évolutivité du jeu des tensions somato-psychiques qui l’habitent. Ce sont par exemple des tensions lombaires que l’on sent fondre ou des crispations des muscles postérieurs de la nuque que l’on découvre s’estomper. Bien souvent, ces processus de relâchements somatiques s’accompagnent d’un adoucissement de l’état mental. La réorganisation de l’équilibre psychotonique (Courraud, 2007) qui s’effectue sous les mains du praticien lors d’une thérapie manuelle, s’accompagne régulièrement d’une fluctuation des tonalités émotionnelles. Une tristesse, une lassitude ou une fatigue immense par exemple se transforment, s’allègent et c’est un soulagement, un apaisement qui se déploie, voire une joie discrète mais oh combien précieuse. Ce peut être également la rencontre directe avec un intense bonheur d’exister, sans objet apparent.

Face à tous ces phénomènes intérieurs qui se dévoilent, ce sont bientôt les idées qui ne parviennent plus à rester en place. Et la personne allongée de s’interroger : mais que se passe-t-il exactement dans mon corps ? Comment est-il possible que de si petits gestes proposés par mon praticien créent de tels effets ? De quoi donc est fait mon corps pour qu’il puisse m’apparaître au quotidien comme un simple instrument, outil docile ou douloureux selon le cas, alors que dans une séance pareille, je le découvre comme une part profondément constitutive de moi, comme une résultante de mon histoire ? Mon corps ne serait-il donc pas seulement « à » moi ? Serait-il aussi « moi » ? Le statut du corps se trouve alors questionné. Il va devoir être revisité.

Voilà donc introduits différents visages de ce qu’il convient d’appeler le « mouvement interne » (Courraud-Bourhis, 2005, p. 9-21 ; Berger, 2006, p. 27-55 ; Humpich & Bois, 2007). Comment le praticien en somato-psychopédagogie parvient-il à initier des processus aussi divers et profonds chez le patient ? Fait-il usage d’une quelconque technique manipulatoire telle celle bien connue du public et commune à une certaine ostéopathie structurelle tout comme à l’étiopathie par exemple, dans lesquelles le patient peut entendre les articulations « craquer » ? Il n’en est rien. S’agit-il dès lors d’une mobilisation plus douce, plus subtile, plus proche de cette ostéopathie fluidique qui préfère s’en remettre à la force interne du corps plutôt que de lui appliquer une force externe aveugle ? Pas vraiment non plus. Faut-il chercher du côté des approches dites « énergétiques » et qui entendent s’adresser aux corps « subtils », s’inspirant par exemple des traditions orientales ? Non, ce n’est ni dans le modèle du Chi, cher à la médecine traditionnelle chinoise, ni dans la structure proposée par les spécialistes des chakras qu’il est possible de trouver les fondements de ces mouvements intérieurs, déclenchés en somato-psychopédagogie. La réponse est ailleurs. Toutes les manifestations dont nous avons fait état précédemment renvoient à la rencontre de ce qu’il convient d’appeler une « substance en mouvement » et que dans la suite de notre article, nous désignerons par « mouvement interne ». En amont de tous les mouvements intérieurs mentionnés plus haut, le somato-psychopédagogue sait en effet reconnaître un mouvement interne originaire, à la fois principe de force, de transformation, d’autorégulation et d’existence (Bois, 2001, p. 105-115).

C’est à la description de ce « mouvement interne » et de ses effets que nous entendons consacrer le corps de notre exposé. Nous nous arrêterons toutefois pour mettre en place quelques référents théoriques le concernant. Approché sous l’angle réflexif, le mouvement interne porte en sa définition même un paradoxe que nous souhaitons souligner. Danis Bois caractérise en effet cette manifestation comme « un mouvement qui ne crée pas de déplacement visible objectif dans l’espace, une immobilité en mouvement ou un mouvement immobile ». (cité par Courraud-Bourhis, 2005, p. 15) Comme le commente Danis Bois dans son essai philosophique Le sensible et le mouvement (Bois, 2001), il est difficile de concevoir un mouvement sans déplacement. L’auteur nous invite alors à nous tourner vers Aristote et son interrogation sur l’origine des processus de mouvement et de changement que ce dernier constatait dans la nature.

Le philosophe grec envisageait que le mouvement du monde devait être entretenu et pour en expliquer la source, il proposait un système de mobiles. Les mobiles les plus visibles étaient ainsi mus par d’autres, en amont, jusqu’à arriver à un mobile premier qui mettait en mouvement tous les suivants, sans être mû lui-même par un autre mobile. Dans son commentaire, D. Bois insiste sur ce paradoxe : « Pour Aristote, ce mobile premier, bien qu’immobile, porte en lui le mouvement à l’origine […] du mouvement de toute chose. » (Ibid., p. 107). Pour D. Bois toujours, s’il est difficile de concevoir un mouvement sans déplacement, il est possible d’envisager « un mouvement sans déplacement visible ». (Ibid.) C’est précisément à cette réalité d’un mouvement qui ne crée pas de déplacement qu’est confronté le somato-psychopédagogue. Mais ce mouvement originaire est pourtant vécu comme principe de force, animant toutes les structures du corps voire même les structures psychiques. Nous avons coutume de parler ici d’une force d’autorégulation somato-psychique.

Pour clore ce bref parcours réflexif, il est intéressant de revenir au modèle d’Aristote en précisant que Thomas d’Aquin, au XIIIe siècle, proposera de voir dans la figure du « premier moteur immobile » d’Aristote, la démonstration de l’existence de Dieu[ii].

Nous allons à présent retourner à un itinéraire expérientiel en tentant de rendre compte du parcours des personnes que nous accompagnons, à travers les témoignages que nous avons recueillis à l’occasion de quelques-uns de nos projets de recherche. Pour la personne qui se donne les moyens de la découvrir pleinement, la somato-psychopédagogie va se présenter successivement sous plusieurs visages.

Les premiers pas : une démarche vers la santé retrouvée

La démarche initiale des personnes qui font appel à la somato-psychopédagogie est généralement motivée par le besoin d’une prise en charge de la douleur physique ou de la souffrance psychique (Laemmlin-Cencig, 2007). Dans son rapport au corps, le patient – au sens où la demande première de celui-ci relève du soin – témoigne de la présence de douleurs, de tensions, de crispations voire de blocages mais aussi de fatigue. À propos de sa condition psychologique, il est le plus souvent question de stress, de préoccupations voire d’envahissement mental, d’incapacité de prendre du recul par rapport aux situations et de difficultés de s’adapter aux événements de la vie.

À ce stade, la personne entretient avec son corps un rapport centré autour de la dualité douleur/soulagement et avec sa sphère psychique une relation basée sur le binôme mal-être/bien-être. Le plus souvent, cette même personne vit peu de liens entre ses réalités somatiques et psychiques, entre son corps et son esprit, si ce n’est qu’elle souffre doublement, c’est-à-dire sur les deux plans. Et quand elle témoigne de ses difficultés d’adaptation – une incapacité à faire face aux exigences qu’elle rencontre dans son milieu professionnel par exemple – les liens qu’elle établit entre cette désorganisation psychosociale, son état mental et sa condition physique ne sont pas clairs. En fait, c’est l’état de mal-être général qui tient lieu d’unité entre les différentes dimensions de la personne.

Le psychopédagogue, à travers la médiation manuelle notamment, va mettre en œuvre un savoir-faire et un savoir-accompagner qui vont relancer le potentiel d’autorégulation et la force de renouvellement que le patient porte en lui. Les caractéristiques de cet accompagnement ne seront pas abordés ici ; elles sont amplement décrites dans la littérature (Berger, 2006 ; Bois, 2006, 2007 ; Courraud, 2007 ; Bourhis, 2007 ; Rosenberg, 2007). Le plus souvent, le soulagement des symptômes s’initie dès les premières séances et par contraste, la personne prend alors seulement la mesure de son état souffrant de départ. C’est ainsi que Marylène, patiente souffrant de migraine, déclarera à sa praticienne après un certain nombre de séances : « Je me rends compte de certaines tensions dont je n’avais vraiment pas idée. » (Laemmlin-Cencig, 2007, p. 85)

À la faveur d’un bien-être retrouvé, au sens d’une disparition progressive des douleurs et tensions physiques et d’un soulagement des souffrances psychiques, la personne entre dans une forme d’étonnement car il se déploie contemporainement dans son corps l’expérience de sensations inédites.

D’un itinéraire soignant à une dynamique de la découverte

Le bien-être ne se limite plus dès lors au soulagement de la douleur et de la souffrance (Ibid., p. 101-118) mais prend le visage d’un enrichissement du rapport au corps, fait de sensations de mouvement mais aussi de chaleur, de profondeur, de globalité (Bois, 2007, p. 287-307). Suivent également, nous le verrons, l’accès à des informations de nature existentielle telle par exemple la découverte d’un état interne de confiance.

Dans une première étape de son suivi en somato-psychopédagogie, la personne peut avoir le sentiment d’une prise en charge totale. Le praticien assure en effet toute la part active au sein de cet accompagnement. Mais à partir du moment où les phénomènes internes de relâchement des tensions corporelles et de détente psychique se font ressentir, le monde intra-corporel, intra-personnel pourrait-on dire, devient le lieu d’une attention nouvelle. Il s’y déroule une activité qui surprend la personne par sa nouveauté. Percevoir ces manifestations inédites en soi demande un apprentissage, un entraînement. Et la première dimension de cet apprentissage est de l’ordre du rapport à la perception.

Il y a là un défi auquel on ne s’attendrait pas. En effet, « un constat de départ s’impose : ‘l’homme vit chaque jour dans la proximité d’un corps qu’il ne connaît pas’. Il est en effet flagrant de constater la prédominance attentionnelle de nos apprenants vers la dimension d’extériorité, et quand l’attention se tourne vers les ‘objets internes’, c’est en général vers les émotions ou les pensées, bien davantage que vers les perceptions liées en propre au rapport au corps et au mouvement. Ce rapport a bien souvent le statut d’un acquis et n’est plus questionné. » (Humpich, Bois, 2007) Retenons ici qu’il y a dans le travail que nous proposons l’opportunité tout autant que la nécessité pour la personne d’une rupture avec ses habitudes perceptives. Il s’agit pour elle d’apprendre à entrer en relation avec les expressions du vivant qui se déploient dans sa matière, sous les mains du praticien. Le statut de la personne qui a fait appel à la somato-psychopédagogie change alors : de patient passif, la personne prend le rôle d’apprenant actif.

À la rencontre du mouvement interne

La rencontre avec le mouvement interne est déterminante, nous l’avons évoqué. Plus précisément, les recherches menées au Cerap montrent que c’est à partir du moment où la personne entre en relation de perception avec le mouvement interne que le processus de soin s’enrichit d’une dimension de transformation et d’apprentissage (Bois, 2007 ; Laemmlin-Cencig, 2007).

Pour avancer dans notre propos, nous nous appuierons sur le travail de recherche mené à l’Université Moderne de Lisbonne entre 2004 et 2006 par Valérie Bouchet (Bouchet, 2006), en collaboration avec Danis Bois et Marc Humpich et sur les communications faites à Athènes, en mai 2007, à l’occasion du congrès international de somato-psychopédagogie.

Dans le cadre de la recherche menée par V. Bouchet et qui portait sur l’enrichissement du rapport à la motivation pour des personnes fréquentant les cadres d’expérience de la somato-psychopédagogie[1], nous trouvons une enquête menée auprès d’un groupe de 12 personnes, âgées de 33 à 79 ans et ayant entre quelques mois et 16 années de pratique.

L’enquête a été menée à partir d’un questionnaire articulé autour de 4 axes :

  • à quoi reconnaissez-vous le mouvement interne ?
  • qu’aimez-vous dans le rapport au mouvement interne ?
  • quels sont les effets que cela vous procure ?
  • à quoi peut-il vous servir dans l’action ?

L’analyse qualitative des données recueillies par V. Bouchet a permis de dégager plusieurs dynamiques à l’œuvre dans la découverte du mouvement interne telle qu’elle est expérimentée par les personnes faisant l’expérience de la somato-psychopédagogie (Humpich, 2007). Dans les paragraphes qui suivent, les témoignages venant illustrer notre propos sont tirés de cette même enquête. Chaque personne interrogée est mentionnée avec le nombre d’années durant lesquelles elle a fréquenté le travail en somato-psychopédagogie.

Dynamique de la découverte

La première dynamique que nous dégageons a trait au rapport à la nouveauté. Dans les mots de H. (expert, + 10 ans) : « Ce que j’aime dans le rapport au mouvement interne c'est sa nouveauté, ce qui vient est imprévisible et inattendu. »[iii]

Pour la personne qui découvre notre approche, cette nouveauté a ceci de particulier qu’elle n’est pas concevable, au sens où elle ne peut être extrapolée d’une expérience antérieure en rapport avec le corps ou le mouvement. La rencontre avec le mouvement interne relève en fait d’une véritable « première fois ». Nous avons coutume de dire qu’il ne lui correspond généralement aucun antécédent, aucun vécu qui aurait pu laisser une trace mnésique, une représentation perceptive s’en rapprochant (Bois, 2007, p. 115).

Les praticiens et patients/apprenants de la somato-psychopédagogie développent progressivement une proximité avec ce champ perceptif particulier. Toutefois, si nous nous adressons à un lecteur qui n’a pas eu l’occasion de se prêter aux cadres d’expérience de notre approche, nous devons préciser que l’expérience du mouvement interne ne correspond en rien à  ce qu’il pourrait imaginer. En effet, l’imaginaire trouve ici sa limite dans la mesure où le mouvement interne est un « inconcevable ». Mais en l’occurrence, ce qui ne peut se concevoir peut se percevoir.

Revenons au processus de la découverte du mouvement interne et de ses effets dans soi, en faisant remarquer que les propos cités plus haut sont ceux d’un expert. Cela pose question. En effet, comment faut-il comprendre le fait que cet expert qui fréquente le mouvement interne depuis de longues années affirme aimer le côté « imprévisible » et « inattendu » de ce qui se donne à vivre ? Sans entrer dans de plus amples développements, il se donne ici une caractéristique qui signe tout d’abord le caractère « émergeant » du mouvement interne. Cette manifestation se déploie en effet à partir d’un rapport avec le vivant en soi et ce vivant est appréhendé comme création permanente. D’autre part, l’expertise du praticien qui se construit au fil des années déploie une finesse perceptive, une disposition évolutive dans le rapport au vivant, que ce soit dans soi ou dans la personne accompagnée. C’est donc cette double dynamique d’évolutivité de l’observateur et de l’observé qui concourt en partie à l’imprévisibilité de la rencontre avec le mouvement interne.

Tableau 1 : La découverte du mouvement interne

Tableau 1 : La découverte du mouvement interne

Dynamique de la reconnaissance

À propos de la relation à ce qui se joue ainsi dans l’enceinte du corps, nous sommes  en présence de ce qu’il conviendrait d’appeler un « sens corporel ». La notion de sens corporel est répandue dans la littérature. La proprioception en tant que sens du mouvement, de la posture et de la tonicité de notre corps mérite cette dénomination (Berger, 1999 ; Austry et Berger, 2000 ; Roll, 1994). Nous retrouvons également cette notion de sens corporel dans les travaux de E. Gendlin sur le focusing mais celui-ci renvoie alors à l’ensemble des états internes, à « l’experiencing » (Gendlin, 1984). Dans le focusing, soulignons que cette notion d’experiencing « renvoie à l’ensemble de notre expérience organismique […] et qu’elle se tient en amont de la coupure corps/esprit » (Lambloy, 2003, 2008). Ce qui nous intéresse pour notre propos est plus précisément le fait que le sens corporel dont il est question dans le focusing renvoie à « une impression vague et floue […] qui demande à être dépliée. » C’est ainsi qu’il sera possible d’accéder à un « ressenti signifiant ». (Ibid.)

La démarche au contact du mouvement interne en somato-psychopédagogie relève d’un processus différent. Avec de la pratique, il y a une opportunité de développer un rapport qui relève du clair et du distinct. Nous avançons qu’il se donne à vivre, au contact du mouvement interne, une qualité d’attention qui hisse celui qui l’habite à un point de vue éclairé sur son expérience intra corporelle. Les propos des participants de la recherche menée par  V. Bouchet font en effet bien davantage qu’évoquer la simple émergence de sensations nouvelles : ils font la démonstration de véritables processus de discrimination et de reconnaissance perceptive. Progressivement, la personne parvient ainsi à se repérer dans cette « expérience du dedans de soi » et rend compte de composantes distinctes au sein de l’expérience du mouvement interne.

Parmi celles-ci, citons tout d’abord la lenteur. À la question : « À quoi reconnaissez-vous le mouvement interne ? », C. (expert, + 10ans) répond : « A son extrême lenteur qui me meut de l’intérieur ». Nous y reviendrons plus loin.

Entrons plus en profondeur dans le témoignage de notre participant qui nous indique que l’expérience du mouvement interne ne consiste pas en la sensation d’un simple déplacement ; c’est au contraire une lenteur qui le « meut de l’intérieur ». Il y a là l’évocation d’un principe dynamique, d’un principe de force.

Revenons à la lenteur. Notre pratique révèle que celle-ci est commune à tous. D’un patient à un autre, c’est en effet la même lenteur qui se donne sous les mains du praticien. En animation de groupe, dans le travail gestuel par exemple, quand il est proposé aux participants de restituer dans un geste visible le mouvement interne qui les « meut de l’intérieur », le spectacle qui se donne à voir est celui de personnes évoluant dans une même lenteur majestueuse. Le fait que les personnes travaillent les yeux fermés ne vient en rien rompre ce lien commun, voire même le renforce. L’ensemble de ces observations nous fait dire que la lenteur du mouvement interne renvoie à une caractéristique universelle, commune à tous. C’est dans le rapport que chacun entretient avec cette lenteur universelle que se déploie la singularité de chacun.

Poursuivons notre enquête avec E. (expert, + 10 ans) : « C'est un mouvement qualitatif, comme un guide libre dans ma matière qui m’offre des orientations, et une grande intensité. »

La notion de mouvement « qualitatif » renvoie à un rapport impliqué et non pas à une observation distante. La mention d’une « grande intensité » en précise la dimension de forte résonance. Cette expérience est émouvante.

Autre dimension de la reconnaissance perceptive, notre participant précise que le mouvement interne lui offre des « orientations ». Il s’agit là du rapport avec les caractéristiques directionnelles de mouvement  interne.

La mention « dans ma matière » renvoie à la dimension incarnée de l’expérience, excluant par là même une nature de phénomène qui serait purement imaginaire.

 

Tournons-nous maintenant vers un participant qui a moins d’expérience (1 an). À travers son témoignage, nous découvrons que le mouvement interne est « un glissement très doux à l’intérieur du corps, continu, indépendant de toute volonté ».

Insistons encore une fois sur le lieu de cette rencontre : « à l’intérieur du corps ». La dernière partie du témoignage est déterminante. Le mouvement interne se donne à vivre comme « indépendant de toute volonté ». Il correspond donc à quelque chose en soi qui est doux et qui n’est pas déclenché par le vouloir. Notons cette caractéristique d’autonomie du mouvement interne qui est centrale dans notre approche. La caractéristique de « douceur » du mouvement interne est importante, notamment parce que cela la distingue de la force explosive de l’instinct ou encore de la forme troublée de la pulsion (Anzieu, 1996, p. 231-244 ; Laplanche & Pontalis, 2002).

Tableau 2 : La reconnaissance des qualités du mouvement interne

Tableau 2 : La reconnaissance des qualités du mouvement interne

Dynamique de la rencontre

Au fil des séances, l’apprenant gagne en assurance dans le rapport au mouvement interne. Chez certains, cette aptitude à la reconnaissance perceptive est quasi immédiate ; chez d’autres, elle demande beaucoup de temps. À la faveur de l’amélioration de ses dispositions perceptives, la personne entre dans une dynamique de rencontre avec l’animation intérieure.

En quels termes les participants de la recherche parlent-ils de cette rencontre ? Écoutons A. (expert, +10 ans) : « Cela m’anime de vie ». C’est donc une rencontre avec le vivant, avec la vie même, tangible et dynamique.

Rappelons également les propos de E. (expert, + 10 ans), déjà évoqués plus haut: « C'est un mouvement qualitatif, comme un guide libre dans ma matière qui m’offre des orientations, et une grande intensité. » Soulignons ici la référence à un « guide » qui met en avant la dimension d’accompagnement  présente dans la rencontre avec le mouvement interne.

C. (expert, + 10 ans) précise encore : « Cela me touche profondément, dans tout mon être ». Notre participant se sent rejoint dans une profondeur essentielle qu’il nomme spontanément comme étant celle de l’être. A. développe : « Ce que j’aime dans le mouvement interne, c'est qu’il sait me toucher, qu’il est une sorte de correspondance à tout ce que je suis. » La dimension de résonance est ici encore une fois clairement mentionnée : les personnes se sentent profondément touchées.

Soulignons ici que notre dernier participant prête au mouvement interne une habileté, voire une intention : « il ‘sait’[1] me toucher ». Encore une fois, le mouvement interne n’est donc pas vécu comme un simple processus qui se révélerait en tant que part inédite de la physiologie et viendrait rejoindre les manifestations bien connues de celle-ci, à savoir la vie vasculaire ou la dynamique respiratoire par exemple. Non, il s’agit d’un phénomène de nature différente, propice non seulement à la reconnaissance perceptive mais à la dynamique de la rencontre. Il y a là les premiers éléments d’une véritable réciprocité : le mouvement interne « sait me toucher » et c’est précisément « ce que j’aime » dans lui.

Cette rencontre n’est pas ordinaire car elle renvoie à la profondeur et plus encore, à l’être. Dans cette réciprocité, la personne fait l’expérience de la dimension de globalité, voire de totalité d’elle-même puisque le mouvement interne « est une sorte de correspondance à tout ce que je suis. » Nous voyons se dessiner au passage une dimension fortement identitaire.

 

Allons plus loin, avec B. (expert, +10 ans) qui nous introduit à la notion de potentialité : « Cela […] m’invite à découvrir mes possibles. » Soulignons qu’il est étonnant que la rencontre avec un processus interne autonome par rapport à la volonté du sujet lui fasse rencontrer « ses » propres possibles. Cela signe encore une fois un lien original et fort entre le mouvement interne et l’identité du sujet, fut-elle en devenir.

Dans la citation complète de notre participant, la relation de partenariat avec le mouvement interne est également évoquée dans la dimension de confiance qu’elle véhicule : « Cela me rassure, me donne confiance, me nourrit, m’invite à découvrir tous mes possibles. »

Poursuivons. La dynamique de la rencontre se confirme à travers la donnée d’un sentiment d’exister très apprécié : « J’aime avant tout le sentiment profond d’exister habitée par une puissance aimante et douce. » (C expert + 10 ans)

En y regardant de plus près, nous constatons que la réciprocité que nous évoquions plus haut se précise. Elle prend ici le visage d’un mouvement réciproque d’amour : le mouvement interne déploie en effet un principe actif d’amour – une « puissance aimante et douce ». En réponse à cet amour qui lui est donné de l’intérieur, la personne « aime » en retour le « sentiment profond d’exister » qui naît en elle. Cette réciprocité aimante remplit, au sens où notre participante se sent « habitée ».

Comme toute rencontre signifiante, celle-ci a des effets et nous souhaitons souligner la donnée du bien-être particulier que les personnes mentionnent. Ainsi, D. (expert, + 10 ans) : « [Le mouvement interne] me fait beaucoup de bien, il me rassure. ». Ou encore, pour B. (expert, + 10 ans) : « il me rassure, me donne confiance, me nourrit. » Le lecteur trouvera un examen approfondi ce « bien-être du Sensible » dans le travail de recherche mené par Doris Laemmlin-Cencig autour des dimensions soignante et formatrice de notre approche (2007, op. cit.).

D’autre part, il y a là un rendez-vous remarquable concernant le rapport à l’amour. Nos travaux de recherche nous permettent d’avancer l’existence de ce que nous avons appelé un « amour immanent » (Lefloch-Humpich, 2008), c’est-à-dire un amour qui a sa source dans le rapport au mouvement interne et qui diffère du simple mais précieux amour de soi. La rencontre avec cet amour immanent pourra être riche d’effets dans la vie relationnelle des personnes (Ibid.).

Enfin, au-delà du rendez-vous avec une profondeur en soi, le mouvement interne se révèle porteur d’un rendez avec « plus grand que soi » : «  Il me fait beaucoup de bien, me rassure, me donne la sensation d’exister dans mon grand, la sensation de faire partie d’un tout. » (D, expert + 10 ans). La « sensation d’exister dans mon grand » fait référence aux potentialités non explorées de la personne mais « la sensation de faire partie d’un tout » renvoie clairement à une totalité qui va au-delà des limites habituelles du soi.

Tableau 3 : La dynamique de la rencontre avec le mouvement interne et ses premiers effets

Tableau 3 : La dynamique de la rencontre avec le mouvement interne et ses premiers effets

Précisons que l’ensemble des trois tableaux qui précèdent ne couvre pas tous les aspects de la rencontre avec le mouvement interne ni tous les effets que celle-ci déclenche, tant sa richesse est exceptionnelle[i].  Notre projet est de guider le lecteur dans une découverte progressive mais forcément partielle de cet élément central de la somato-psychopédagogie que Danis Bois n’a pas hésité à qualifier « d’étrangeté perceptive » tant sa découverte met face à de l’inédit (Humpich & Bois, 2007, p. 473-476).

Pause en forme de première synthèse

Nous l’avons précisé, la personne qui fait appel à la somato-psychoopédagogie est généralement à la recherche d’une prise en charge de sa douleur physique et/ou de sa souffrance psychique. En parallèle du soulagement qui s’installe, la personne voit l’horizon perceptif du rapport à son corps s’agrandir. Elle découvre de nouvelles sensations et entre progressivement dans une proximité au mouvement interne.

Elle apprend à en reconnaître les caractéristiques. Pour beaucoup de personnes, il est juste de qualifier cette découverte de véritable « rencontre au cœur de soi ». Du statut initial de sensation inédite, le mouvement interne se révèle progressivement être un partenaire touchant, accompagnant, potentialisant, aimant. Un bien-être et un état de confiance naissent de la proximité avec cette animation de la matière corporelle. La personne entre alors dans un contact émouvant avec une profondeur inédite d’elle-même et fait l’expérience d’un fort sentiment d’existence. Effet encore plus inédit, la relation au mouvement interne ouvre également sur un sentiment d’appartenance à plus grand que soi.

À la rencontre du corps sensible

Nous l’avons évoqué plus haut, notre pratique sur le terrain du soin et de la formation nous amène à poser le constat que les personnes que nous accompagnons se tiennent bien souvent dans un rapport au corps qui confère à ce dernier le statut de « corps objet », au sens d’un « corps utilitaire, corps machine, corps étendu » (Bois, 2007, p. 58). À propos de ce corps, la personne pourrait dire : « j’ai un corps » et même bien souvent : « j’ai un corps et il me fait mal ! ». En effet, les personnes qui ont recours à la somato-psychopédagogie sont généralement en présence d’un corps souffrant.

Progressivement, le ressenti corporel et psychique s’enrichit et le corps devient un lieu de rencontre avec soi à travers les perceptions internes. La personne n’est plus seulement un patient mais se découvre en tant qu’apprenant développant de nouvelles compétences perceptives. « S’apercevoir » en tant qu’être humain à travers le ressenti de son corps est une découverte, une rencontre.  À ce stade, la personne « habite son corps » (Ibid., p. 58). Nous sommes ici en présence du « corps sujet ».

Au fur et à mesure que l’apprenant accède à la profondeur animée du mouvement interne, il découvre le rapport à l’être. La rencontre avec la dimension de « l’être en mouvement », c’est-à-dire l’expérience conjointe du mouvement interne et du sentiment d’être, signe le rapport au « corps sensible ». À ce stade, corps et psychisme sont « accordés » (Berger, 2006) et la personne pourrait décrire son expérience d’elle-même dans les termes suivants : « je suis et j’apprends de mon corps ».

Au départ simple instrument, le corps de la personne devient ainsi lieu de rencontre et partenaire du déploiement de ses potentialités.

De la reconnaissance du mouvement interne au rapport au Sensible

En somato-psychopédagogie, la notion de Sensible renvoie à l’ensemble des phénomènes éprouvés et qui se déploient au contact conscientisé du mouvement interne, dans toutes les dimensions de l’existence de la personne. En ce sens, elle se distingue de l’acception commune qui renvoie au rapport sensoriel direct que l’être humain entretient avec le monde qui l’entoure. Pour Danis Bois, plus précisément encore : « La relation au mouvement interne est le point d’émergence du Sensible et on définit le Sensible dès lors que la personne témoigne en conscience du processus dynamique qu’elle sent en elle. À ce moment, elle se perçoit pénétrant un lieu d’elle-même, un lieu en elle-même qui la met en présence d’un enrichissement de toutes ses facultés. » (cours magistral, Lisbonne, 2006)

Pour l’auteur, toujours, la rencontre avec le mouvement interne constitue « la sensation fondatrice » du déploiement de l’expérience du Sensible. Elle est « initiatrice du processus de transformation » et c’est dans les termes suivants qu’un participant de sa recherche se prononce à ce sujet : « Cette expérience du mouvement interne est la toute première expérience qui a changé mon rapport à moi et mon point de vue sur la vie. » (D1, cité par Bois, 2007, p. 296-297)

Dans le présent article, nous avons insisté sur les principes actifs portés par le mouvement interne et sur l’aspect dynamique du processus de découverte, de reconnaissance et de rencontre avec celui-ci. Cette caractéristique dynamique vaut pour le rapport au Sensible. À propos des contenus de vécu correspondants dont nous allons présenter les caractéristiques dans les pages qui suivent, Danis Bois précise : « les différents éléments de vécu […] que nous avons isolés et interprétés nous ont semblé constituer davantage que de simples facteurs statiques d’un paysage individuel. Nous avons perçu, à travers leur prise en compte globale, que se situait là le fondement d’un ensemble dynamique qui apparaissait dès lors comme un processus d’accès au Sensible. » (Bois, ibid., p. 287) Ce déploiement du rapport au Sensible a été modélisé par l’auteur dans ses recherches doctorales sous la forme de la « spirale processuelle du rapport au Sensible » (Ibid., p. 289). Nous allons en reprendre les termes essentiels.

Le déploiement du rapport au Sensible : une « spirale processuelle »

Simultanément à l’expérience du mouvement interne vont se déployer des contenus de vécu particuliers : la chaleur, la profondeur, la globalité, la présence à soi et le sentiment d’exister. Par l’intermédiaire de l’action pédagogique du praticien, ces contenus de vécus vont prendre un statut de découverte existentielle. Danis Bois, encore : « ce qui peut être considéré comme une sensation corporelle est bien plus que cela, c’est une manière d’être à soi au contact du Sensible, c’est une expérience vécue révélatrice de sens qui jusqu’alors nous avait échappé. » (ibid.)

Figure 1 : la spirale processuelle du rapport au Sensible (Bois, 2007, p. 289)

Figure 1 : la spirale processuelle du rapport au Sensible (Bois, 2007, p. 289)

De l’expérience de la chaleur à l’état de confiance

Dans le processus de découverte et de reconnaissance du Sensible, il semblerait que les vécus de chaleur, de profondeur et de globalité constituent la première étape de cette rencontre. La chaleur est régulièrement évoquée comme une « douce chaleur interne qui se déplace dans l’intériorité », comme une « vague de chaleur » qui « traverse le corps » et « imprègne la matière » (Ibid., p. 298-299). Cette chaleur s’accompagne d’un sentiment « de confiance, de sécurité » (Ibid.). Elle rassure, nourrit et apporte un bien-être.

De l’expérience de la profondeur à l’état d’implication

La profondeur se dévoile en différents degrés. Dans les termes des participants de la recherche de Danis Bois, cette profondeur renvoie au « plus profond de soi-même » et ouvre à l’expérience d’une « nouvelle intimité », dans laquelle se donne « un dialogue profond avec soi-même ». Une participante précise : « Je suis touchée au fond de moi-même [...] une sensation d’être entrée dans ma propre maison, de rentrer chez moi » (T1, cité par Bois, ibid., p. 300). La rencontre avec cette profondeur de soi est initiatrice de transformation en ce sens qu’elle « signe une rupture avec une ancienne manière d’être qui se révèle au grand jour au moment où l’étudiant pénètre la profondeur» (Ibid., p. 300) C’est ainsi qu’un autre participant se prononce à ce sujet : « Le fait de redonner la place à cette profondeur qu’offre le mouvement interne m’a permis de m’ouvrir à de nouveaux regards me concernant et concernant les autres » (F1, ibid., p. 300).

La profondeur se donne donc à vivre comme signant un changement concret. Elle véhicule une nouvelle manière d’être à soi, ouvrant sur une nouvelle nature d’implication et d’intimité, avec soi-même comme avec les autres.

De l’expérience de la globalité à la découverte de l’unité de soi

L’expérience de la globalité renvoie elle aussi à une grande richesse. En termes de contenus de vécu, elle apporte tout d’abord une unification des différentes parties du corps au sens de l’établissement d’un lien de présence entre des segments qui par contraste, apparaissent comme s’étant tenu isolés les uns des autres jusqu’ici. La globalité renvoie également à la rencontre avec un « volume intérieur » qui se dilate ou encore avec le ressenti des « contours » qui délimitent la personne par rapport à son environnement.

En termes de déploiement de nouvelles manières d’être, les effets de cette unité de soi méritent d’être soulignés car ils exercent directement leur influence sur le rapport au monde et à autrui. Citons un autre participant de la recherche de Danis Bois : « Vivre l’expérience de mes contours de l’intérieur m’a permis de me délimiter face à moi, au monde et aux gens. Je n’étais plus envahie. Je pouvais me situer dans un espace qui est mon corps » (W1, ibid.) Les participants de la même recherche mentionnent clairement qu’il naît de cette rencontre avec une unité de soi, un sentiment de solidité. Enfin, le mouvement interne qui facilite l’expérience de la globalité est aussi facteur d’unification du corps et du psychisme : « Le mouvement interne a eu un autre statut pour moi alors, j’ai pris conscience qu’il unifiait mon corps à mon esprit ». (G1, ibid., p. 291-294) Nous assistons ici à la description de l’expérience de l’accordage somato-psychique

De l’expérience de la présence à soi à la découverte de la singularité

Quatrième niveau de la spirale processuelle, la « présence à soi » est un contenu de vécu explicitement nommé par les participants de la recherche de Danis Bois : « Je me surprenais à vivre des moments de grâce et de plénitude, de présence totale à moi-même que je n’avais jamais vécus auparavant. » (G1, ibid., p. 291-294) Il est important de préciser que cette expérience de la présence renvoie également à un rapport renouvelé à la temporalité. La personne cesse d’être dans la remémoration d’un passé, dans la projection vers un futur ou encore dans le constat d’un écart entre ce qu’elle vit au présent et ce qu’elle attendait de vivre. Ces trois attitudes qui sont autant de possibilités de la pensée humaine viennent bien souvent installer une distance entre la personne et son immédiateté, l’éloignant par là-même de « ce qui est », de ce qui se donne à vivre sur le plan perceptif. Une des forces de la somato-psychoopédagogie est de proposer un rendez-vous avec « une sensation temporelle, juste à l’intérieur de moi » et « qui naît d’un présent corporéisé » (J1, ibid.). Cette aptitude est importante en relation à soi comme à autrui car nous pouvons attendre qu’elle offre des voies de passage pour accéder à l’immédiateté et cesser de se laisser absorber péjorativement dans des mécanismes de ressassement du passé ou de fuite dans un futur projeté par exemple.

En termes de manière d’être, la présence à soi renvoie tout d’abord à un plaisir d’être avec soi-même : « Je découvre le plaisir d’être avec moi, en ma compagnie » (A1, ibid.). Cette donnée d’une réciprocité savoureuse avec soi-même est également précieuse pour les rapports interpersonnels dans la mesure où bien des personnes ont une tendance à attendre ce même bien-être de la présence et de l’attention d’autrui. Autre caractéristique de l’état de présence à soi, il véhicule la découverte pour la personne de sa véritable singularité : « Il est clair que j’ai de plus en plus de plaisir à rentrer dans la découverte de moi-même » (A1, ibid.). Là encore, au-delà de la consolidation identitaire précieuse qu’offre cette rencontre avec soi, nous entrevoyons un apport exceptionnel dans le projet de mieux vivre au milieu des autres et en particulier auprès des personnes signifiantes. En effet, nous pouvons supposer qu’une personne ayant la chance de se rencontrer dans une réciprocité intra personnelle riche fera peser moins d’attentes sur son entourage à ce même niveau.

Toujours concernant le rapport à autrui, il est important de préciser que la nature de présence à soi qui se déploie au contact du Sensible s’accompagne de l’expérience d’une présence aux autres : « à partir d’elle [l’intériorité], l’être pouvait se manifester, devenir présence à soi et à l’autre » (L1, ibid.). Le rapport au Sensible porte ainsi un mouvement d’ouverture, tant vers soi que vers autrui. Il  n’invite pas à une démarche égocentrée.

Du sentiment d’exister à la découverte d’une nouvelle autonomie

Dernier élément de la spirale processuelle, le « sentiment d’exister » renvoie à une expérience inédite d’un « je suis » à laquelle le corps sensible apporte une contribution essentielle. A1, participant de la recherche de Danis Bois, s’exprime ainsi : «  J’ai le sentiment d’exister avec un corps, des sensations […] J’ai un corps avec un éprouvé, une vie, une existence dans tout mon être. […] Je suis dans mon expérience » (Ibid.) Cette intensité d’être, par contraste, fait apparaître la carence, le manque de sentiment d’existence qui peut accompagner l’absence de rapport au Sensible. Un autre participant s’exprime à ce sujet de façon très touchante : « Mais qu’est-ce qui me manque ? [...] C’est moi-même qui me manque. [...] Quel bonheur et quel choc de découvrir cela » (T1, ibid.) Les participants sont très clairs : c’est le rapport au Sensible qui donne accès à ce sentiment d’exister renouvelé. Pour B1 par exemple : « Aujourd’hui, je suis parce que je me vis dans mon corps, parce que je me sens être, et c’est mon rapport au sensible qui me le permet. » (cité par Bois, ibid.)

En explorant plus avant le renouvellement des manières d’être, Danis Bois dégage deux éléments de ces dernières données : l’autonomie et l’adaptabilité. L’autonomie renvoie au prolongement de la singularité évoquée précédemment dans une affirmation de soi. Un praticien en somato-psychoopédagogie évoque ici l’expérience d’« exister en temps que personne unique, non fusionnée, non identifiée à autre chose que moi-même. » (R1, ibid.) De notre point de vue, ce sentiment d’exister fondé sur le rapport à l’être profond vient vient équilibrer la donnée classique de l’assise narcissique du soi – entendue ici dans le sens constructif d’une stabilité identitaire. À une hypertrophie du moi, par exemple, vient ainsi répondre la possibilité d’une régulation qui ouvre à une assise identitaire plus équilibrée (Lefloch-Humpich, 2008, op. cit.). À une déficience de l’estime de soi, il devient possible de répondre par une consolidation en profondeur de l’amour de soi et de la confiance en soi (Ibid.).

Ajoutons qu’il en va de même vis-à-vis du rapport au regard et à l’attention des autres posés sur soi. Le sentiment d’exister qui naît du rapport au Sensible permet de redonner sa juste place au regard et à la présence d’autrui : ne pas attendre de l’autre qu’il nous fasse exister mais cependant goûter sa présence, ne pas nous conformer à son regard mais autoriser celui-ci à venir nous interpeler dans nos croyances, nos certitudes.

Le lecteur l’aura compris, concernant le sentiment d’exister et l’autonomie qui l’accompagne, il y a là la potentialité d’un meilleur « savoir-vivre-avec-soi » mais également selon nous une voie de passage pour un « savoir-vivre-avec-l’autre » plus équilibré.

En ce qui concerne l’adaptabilité, celle-ci se déploie dans la mesure où les enjeux identitaires trouvent une plus juste proportion dans les interactions de la personne avec son contexte de vie. La définition de soi est alors moins dépendante de l’extériorité ou encore de mécanismes psychologiques stéréotypés et qui conditionnent bien souvent les réponses données aux événements. Citons par exemple la possibilité offerte de sortir d’une tendance systématique à la dévalorisation ou encore à la survalorisation. En résumé, la personne peut s’articuler de façon plus créative avec les situations qui sont celles de son quotidien. Pour W1 par exemple : « Les événements qui m’arrivent ne sont plus déstabilisants comme avant puisque je peux les situer dans l’espace extérieur, prendre du recul en étant en moi et les accueillir en me donnant la possibilité d’interagir » (cité par Bois, ibid.)

Nous avons rassemblé ces nouvelles manières d’être dans la figure 2 qui reprend la spirale processuelle d’accès au Sensible mais en mettant cette fois-ci en avant la dimension existentielle de l’expérience vécue.

Figure 2 : Dynamique existentielle de la spirale processuelle du rapport au Sensible Renouvellement des manières d’être à soi. D’après (Bois, 2007, p. 289)

Figure 2 : Dynamique existentielle de la spirale processuelle du rapport au Sensible Renouvellement des manières d’être à soi. D’après (Bois, 2007, p. 289)

Conclusion

À la toute fin de cet article, nous sommes conscients de la somme considérable d’informations que nous avons mise à la disposition du lecteur. Le pari était d’autant plus ambitieux que nous avions le projet d’inviter notre interlocuteur à pénétrer l’univers des perceptions qui signent l’expérience du corps et la rencontre avec soi qu’offrent la somato-psychopédagogie. Dans ce projet, nous nous sommes reposés sur la force des témoignages, sur la puissance évocatrice de la mise en mot telle que nous l’ont livrée de nombreux participants à nos recherches. Nous savons cependant qu’aussi parlants qu’ils puissent être, ces propos ne remplacent aucunement l’expérience en première personne des situations de travail proposées par la fasciathérapie et la somato-psychopédagogie. Nous espérons avoir suscité chez le lecteur une curiosité, un élan en direction des potentialités de son corps sensible.

Autre réflexion d’importance, le parcours de découverte perceptive et compréhensive dont nous avons rendu compte n’est pas sans défi. Nous avons mentionné qu’il existait des disparités entre apprenants, dans la facilité d’accès aux caractéristiques du mouvement interne. Celles-ci interpellent fortement le psychopédagogue et le chercheur. De façon plus générale, les défis rencontrés dans le développement du rapport au corps sensible et dans la mise en mouvement des représentations qui l’accompagne ont été recensés par Danis Bois (2007, op. cit., p. 312-317). Concernant la difficulté de certains à entrer en relation avec les contenus de vécu que nous avons présentés précédemment, mentionnons que la problématique ne se limite pas à une difficulté perceptive car le plus souvent, l’étudiant glisse vers des prises de conscience très implicantes pour lui : « Je ne sentais pas plus en moi que chez les autres et il allait falloir des années pour comprendre que ce n’était pas une fatalité, ni une injustice de la nature, mais que cela correspondait très exactement à toute ma façon d’être » (I1, ibid., p. 314).

Concernant les effets de l’ouverture perceptive au rapport au Sensible, Danis Bois avance également que « d’un côté, l’étudiant découvre au contact du sensible un nouvel univers qui le comble, et de l’autre, il prend conscience, des freins à son renouvellement. Ces tensions se trouvent majorées par le déploiement d’une connaissance par contraste qui met en relief les incohérences entre les vécus, les pensées, et les actions. On retrouve ce phénomène dans de très nombreux témoignages d’étudiants. » (Ibid.., p. 311) Dans son étude des natures de difficultés d’apprentissage spécifiques rencontrées dans la formation de somato-psychopédagogie, il est par exemple fait mention de la  « peur de la nouveauté et de l’inconnu », ou encore de la « perte temporaire de repères » qui accompagne l’ouverture à un nouveau rapport perceptif à soi. Un participant s’exprime à ce propos : « S’il est possible de travailler sur nos pensées, sur nos comportements, les transformer… alors, que me reste-t-il ? Qui suis-je ? Je vis un moment de panique totale, de sensation de vide intense. » (A1, ibid., p. 317)

Toujours dans la même étude, D. Bois a recensé les voies de passage utilisées par les apprenants pour dépasser les difficultés liées à la rencontre avec le sensible : « Il nous semble donc important de répertorier les voies de passage exploitées par les étudiants tout au long de leur itinéraire de transformation. On relève dans les itinéraires les plus accomplis la présence constante de certains items : le retour à soi ; l’accès à un lieu de confiance ; l’accès à une compréhension des vécus du sensible ; la possibilité de convoquer le sensible dans la vie quotidienne ; l’accès à une motivation immanente qui porte un projet de vie ; la validation des transformations ; une pratique quotidienne des instruments que sont l’introspection sensorielle et le mouvement gestuel. Ces stratégies perceptivo-cognitives et comportementales s’avèrent très performantes dans la réussite du processus de transformation, autant pour éviter les difficultés que pour les résoudre. » (Ibid., p. 318) 

Dans notre parcours d’accompagnant somato-psychopédagogue, nous constatons que les difficultés mentionnées ci-dessus sont liées à l’efficacité de la démarche d’ouverture perceptive proposée. C’est bien parce que la somato-psychopédagogie active les potentialités perceptivo-cognitives des apprenants que ceux-ci sont mis au défi. Le lecteur comprendra donc la place prédominante de l’accompagnement qui revient au praticien. La place nous manque ici pour en détailler les modalités[i].

Pour finir, revenons au projet de la somato-psychopédagogie en insistant sur la possibilité donnée de s’ouvrir à une expérience de soi renouvelée, tant sur le plan des contenus de vécu que des qualités de conscience et d’attention qui les accompagnent. La qualité de présence à soi qui se donne ici constitue une découverte d’importance car elle introduit une possibilité nouvelle « d’être là », présent dans l’acte de percevoir, d’agir ou de penser. Cette aptitude à « être là » ouvre d’ailleurs la porte à une présence inédite dans la relation à autrui. Notre propre expérience de ce processus de renouvellement nous motive pour dire encore une fois l’extraordinaire potentialité qui se trouve mise à la portée de l’apprenant en direction d’un nouveau savoir-vivre-avec-soi tout autant que d’un savoir-vivre-au-milieu-des autres.

En parcourant une dernière fois les contenus de vécu se rapportant au corps sensible – chaleur, profondeur, globalité, présence à soi et sentiment d’exister –, en évoquant les manières d’être émergentes qui les accompagnent – confiance, implication, unité de soi, singularité, autonomie et adaptabilité –, nous découvrons une esquisse : c’est véritablement le « sujet sensible » qui se dévoile ici.

Ce sujet sensible peut notamment se définir à travers le projet qui l’anime et que nous définirons dans les termes suivants : apprendre à « cheminer vers soi » (Josso, 1991), puis à « cheminer vers l’autre pour enfin découvrir comment cheminer ensemble » (Bois, cité par Lefloch-Humpich, op. cit., p. 236).

 

Notes :

[i] Certains articles du présent ouvrage les donnent à voir en partie.

[i] Il conviendrait d’évoquer la donnée de l’amplitude, de l’évolutivité, du rythme etc.

[1] C’est nous qui soulignons.

[1] Il s’agit des médiations manuelle, gestuelle, introspective et verbale, présentées au fil des chapitres du présent ouvrage.

[i] Centre d’Étude et de Recherche Appliquée en Psychopédagogie perceptive, Université Moderne de Lisbonne.

[ii] Pour une synthèse concise de la physique d’Aristote et une contextualisation de la notion de « premier moteur immobile », voir par exemple : Pellegrin P. (2005). La physique, Pour la science : Aristote, père de toutes les sciences, n°25, Novembre 2005 - février 2006, p. 66-75.

[iii] Dans la suite de notre texte, les propos des participants qui sont tirés de projets de recherche menés au Cerap seront reportés en italique, par contraste avec les citations d’auteur qui elles, restent en caractères normaux.

Marc Humpich
Géraldine Lefloch

Informations de publication: 
Sujet sensible et renouvellement du moi - Les apports de la fasciathérapie et de la somato-psychopédagogie. Dir. Bois, Josso, Humpich. Ed. Point d'Appui, Ivry sur Seine

Sources: 

Alquié, F. (1966). L’expérience, Paris, PUF.

Anzieu D. (1996). Créer, détruire, Dunod, Paris.

Austry D., Berger E. (2000). Le mouvement : action et sensation, Coll. Les cahiers de la mdb, Éditions point d’appui, Paris.

Berger E. (2006). La somato-psychopédagogie, Éditions Point d’Appui, Paris.

Berger, E. (1999). Le mouvement dans tous ses états : les recherches de Danis Bois, Éditions Point d’Appui, Paris.

Bois D. (2001). Le sensible et le mouvement, Essai philosophique, Éditions Point d’Appui, Paris.

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La revue "Réciprocités"

Cet article est issu de notre revue :

Numéro 02 - De l'émergence du sujet sensible

Dans ce deuxième numéro de la revue Réciprocités, nous abordons les dimensions de l'émergence du sujet sensible.

Marie Beauchesne nous offre, en tant que jeune chercheure du Sensible, une réflexion sur la place de la singularité dans cette expérience d'émergence très particulière.

Danis Bois, dans une exploration de son parcours biographique, éclaire le chemin ayant conduit à la formalisation de la somato-psychopédagogie comme pratique d'accompagnement à l'émergence du sujet sensible chez la personne devenant auteure de sa vie.

Marc Humpich et Géraldine Lefloch en proposent une lecture expériencielle à la lumière d'une analyse transversale de plusieurs recherches descriptives conduites au sein du CERAP.