Vers l’émergence du paradigme du Sensible

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Auteur(s) :

Danis Bois - Professeur agrégé, Docteur en sciences de l'éducation, Fondateur du CERAP

Professeur cathédratique invité de l'Université Fernando Pessoa, Psychopédagogue de la perception, Chercheur en sciences de l'éducation

Didier Austry - Professeur associé invité à l’Université Fernando Pessoa, docteur en sciences

Docteur en sciences, coach en écriture individuelle et collaborative

Cet article est une présentation des principes fondamentaux du paradigme du Sensible. Nous employons à dessein le terme de paradigme en premier lieu parce que notre expérience est suffisamment mature et riche, ensuite pour que nos recherches menées au sein du CERAP et nos collaborations avec d'autres centres de recherche (Québec, France, Grèce) nous ont montré que notre réflexion théorique était aussi suffisamment aboutie et innovante pour justifier l'emploi de ce terme.

Notre projet fondamental est de contribuer à réhabiliter le corps sensible, en tant que dimension expérientielle et en tant que source de connaissances, en nous appuyant sur les résultats des recherches menées dans le cadre du centre d’étude et de recherche appliquée en psychopédagogie perceptive (CERAP) à l’Université Moderne de Lisbonne et à l’Université de Séville (Bois, 2007).

Pour bien mettre en valeur l’innovation que représente le paradigme du Sensible, nous voulons d’abord insister sur notre démarche de recherche. La dimension du Sensible est née d’un contact direct et intime avec le corps et c’est à partir de cette expérience que se construit progressivement, chez le praticien, une nouvelle nature de rapport à soi, aux autres et au monde, et la mise en lumière d'une nouvelle forme de connaissance. Un rapport que nous pouvons qualifier de créatif, et qui place, comme nous le verrons, la présence à soi au centre du processus d'accès à la connaissance.
Il s’agit donc à la fois de science et d’art. En effet, notre recherche relève de la science, dans la mesure où elle respecte des critères de rigueur propres à la recherche qualitative, mais aussi de l’art, dans la mesure où nous laissons une large place à la créativité qui émerge en temps réel de l’expérience même.

Il s’agit bien d’une modélisation théorique, mais une modélisation enracinée dans une expérience spécifique, celle du corps sensible; et il s’agit bien d’une production de connaissances, connaissances tout aussi spécifiques puisqu’il s’agit du type de connaissances issues de cette expérience du corps sensible.

Le Sensible, première approche

Dans une première approche, qu’entendons-nous par Sensible et par corps sensible? Dans son acception courante, sensible veut d'abord signifier le rapport aux sens, la vue, l'ouie, le toucher. Sensible désigne donc la capacité d'un organe, ou du corps de manière générale, de réagir à un stimulus, un évènement. La sensibilité désigne cette propriété de tout tissu vivant d'être réactif, et signe l'appartenance du vivant au monde qui l'entoure.
En même temps, le terme sensibilité emporte avec lui une dimension qualitative qui pointe la résonance subjective accompagnant toute réception d’information par le corps. Il ne s’agit donc pas de restreindre le terme de sensible au champ biologique ou organique mais de saisir ensemble subjectivité et organicité; le Sensible est, pour nous, la voie de passage unifiant corps et esprit, ce que nous avons appelé l’accordage somato-psychique (Bois, 2006).
Le Sensible qui fait l’objet de nos recherches est à la fois plus général, parce que ne se limitant pas à une approche organique, et aussi plus spécifique parce qu’il concerne le sensible du corps lui-même. La fibre sensible du corps, comme nous l'avons appelé (Bois, 2006), représente d'abord sa capacité d'être touché, sa capacité de répondre, et son potentiel d'évolutivité autonome. Le Sensible est donc ce corps qui déploie et actualise sa sensibilité potentielle au-delà même des capacités de perception habituelles du sujet.

Comme nous le verrons, ce Sensible qui se découvre prend source avec le mouvement interne, une animation autonome de l'ensemble des tissus du corps, et qui a représenté, pour nous, le point de départ de notre démarche de recherche. Dans ce sens, le Sensible désigne alors la qualité des contenus de vécus offert par la relation au mouvement interne, et la qualité de réceptivité de ces contenus par le sujet lui-même. Le mouvement interne est, pour nous, l'ancrage premier d'une subjectivité corporéisée. Sous ce rapport, le sujet découvre un autre rapport à lui-même, à son corps, et  à sa vie, il se découvre sensible, il découvre la relation à son Sensible.

Enfin, parce qu’il renvoie à la notion de sens, le terme sensible fait aussi référence à la notion de signification. Cela a représenté une de nos grandes surprises, de nous rendre compte que les contenus de vécus en lien avec le mouvement interne n’étaient pas seulement des perceptions du corps, mais étaient aussi porteurs de sens pour le sujet lui-même, porteurs d'un nouveau type de connaissance.
Dans le paradigme du Sensible, nous avons dénommé ce nouveau type de connaissance: connaissance immanente; immanente parce que celle-ci émerge d'une relation au mouvement interne, principe cinétique animant toute la matière du corps.

Il y a ainsi de nombreux points communs avec certains courants de la phénoménologie contemporaine (comme par exemple M. Merleau-Ponty, M. Henry, N. Depraz) qui insistent sur la dimension charnelle de la subjectivité et sur la place du corps dans les processus de connaissance. Le paradigme du Sensible se veut un prolongement du propos de C. Dauliach: «corps n’exerce pas une fonction de connaissances uniquement dirigée vers l’extérieur, mais est capable de se retourner sur lui-même, de devenir à la fois source et finalité de son exploration, de ses démarches gnosiques.» (Dauliach, 1998)
Mais si nous nous proposons donc, dans cet article, de dégager certaines convergences avec la phénoménologie, nous insisterons aussi sur les perspectives nouvelles et divergentes que la praxis du Sensible nous a fait découvrir.

Finalement, le terme sensible pointe aussi vers une perspective existentielle à laquelle nous tenons, en tant qu’il renvoie au sens de la vie même. Et notre recherche nous invite à un questionnement: l’homme est-il disposé à rencontrer la part sensible de son être? Est-il en mesure, à partir de cette rencontre, de modifier la conception du monde sur laquelle il fonde ses choix de vie? Est-il prêt à changer la relation qu’il a avec sa vie à partir d’un renouvellement de la relation à son corps? Tout simplement, est-il possible de vivre dans une plus grande proximité avec soi?

Derrière cet enjeu, il y a une volonté de retrouver une qualité de présence à sa propre vie. Exister, pour Heidegger, signifie être attentif à sa vie, la comprendre autrement que par une démarche intellectuelle et renoncer à l’absurde d’une vie privée de sens.

Le mouvement interne

Le premier pilier, fondamental, du paradigme du Sensible est le mouvement interne. De nombreux ouvrages décrivent celui-ci notamment dans ses liens avec la dimension thérapeutique (Bois & Berger, 1989; Bois, 2005, 2006, 2007; Berger, 2006).

Qu’est-ce qui apparaît quand le sujet se tourne vers son intériorité, vers le «de lui-même»? Il découvre la présence d’un mouvement interne qui se meut au sein de la matière et qui porte en lui le principe premier de la subjectivité. C'est d'ailleurs pour nous ce qui définit la présence du Sensible et la relation d'une personne avec le Sensible: dès lors que la personne témoigne, en pleine conscience, du processus dynamique qu'elle sent en elle.
Nous abordons le mouvement interne comme une animation de la profondeur de la matière portant en elle une force qui participe non seulement à la régulation de l’organisme, mais aussi à l’équilibre du psychisme. De notre point de vue, nous sommes plutôt en présence d’une substance en mouvement que d’une essence achevée. En effet, ce qui apparaît dans cette relation de perception n’est pas déterminé de manière définitive; au contraire, cela apparaît toujours sous la forme d’un processus évolutif, en devenir permanent.

Le Sensible désigne donc d’abord ce qui émerge du rapport particulier, inhabituel, que nous avons dénommé extra-quotidien (Bois, 2005, 2006, 2007 ; Berger, 2006), que le sujet installe avec son corps et avec son intériorité. Le Sensible est ce qui se donne dans cette expérience sous la forme de contenus de vécus spécifiques en lien avec l'animation interne. Les premiers phénomènes que le sujet peut ressentir sont, par exemple, une chaleur, la présence d’un mouvement lent, autonome, un sentiment d’une plus grande globalité, ou encore des tonalités variées.
Le sujet, au contact de ce mouvement, découvre dans un premier temps les effets que cette proximité consciente engendre. Il témoigne alors de changements d’état de nature physique et psychique, selon le degré de présence qu’il instaure avec lui-même et avec son corps et selon le degré d’expertise qu’il a développé. Il considère souvent le mouvement interne, dans ces premières expériences, comme une simple animation bienfaisante.
Mais, l’apprentissage aidant, le sujet pénètre plus intimement le monde du Sensible et devient capable de suivre en direct tout le processus qui le rapproche de son être en devenir et de découvrir par là même la dimension de sens immanente à ce processus. Le mouvement interne change alors progressivement de statut pour devenir une manière d’être à soi différente, plus présente, plus impliquée, plus sereine, ou même, encore à un autre niveau, pour devenir le vecteur d’une pensée inédite.

En résumé, l’accès au Sensible dévoile ainsi tout un univers de tonalités et de nuances qui prendront tantôt la forme de sensations cinétiques précises (que nous appelons «de conscience»), tantôt la forme d’informations signifiantes (que nous appelons «de connaissance»), tantôt la forme de prises de conscience spontanées faites par contraste (Bois, 2005, 2007; Berger, 2006). Cela pour indiquer déjà comment cette relation au Sensible donne accès à un nouveau mode de connaissance, relié à la sensation corporelle.
Les caractéristiques de ce type de connaissance seront décrites plus en détail ci-dessous puisqu’il constitue, selon nous, l’un des aspects les plus importants et novateurs de notre recherche. Nous voulons faire remarquer ici, dans un premier temps, que ces informations ne sont pas arbitraires ou quelconques mais sont, pour le sujet, en lien avec son potentiel de transformation.
Finalement, nous voulons aussi mettre en avant le fait que, même si le mouvement interne a été la découverte qui a motivé notre recherche, le Sensible ne se limite pas à l’univers cinétique interne que celui-ci nous dévoile, mais renvoie plus généralement à la notion de rapport que le sujet entretient avec son mouvement interne, avec son corps, enfin avec toute expérience.
Nous reviendrons sur cette question fondamentale. Avant cela, pénétrons plus avant dans la nature du mouvement interne.

Le mouvement et la potentialité

La notion de potentialité constitue le second pilier du paradigme du Sensible. La potentialité est une façon d’incarner l’espoir et l’évolutivité, qui concerne non seulement la condition humaine mais aussi la nature humaine. Elle évoque un principe de force qui pousse ou tracte l’homme vers le meilleur ou pour le moins, vers le «grand». On retrouve là le souhait de Spinoza qui recherchait le passage d’un état d’imperfection à un état de perfection, d’un état de tristesse vers un état de joie. Ainsi, la potentialité emporte avec elle une notion de force de croissance qui guide l’être humain d’état en état, d’étapes en étapes, tout au long de sa vie pour lui permettre de déployer ce qui existe en puissance dans sa propre intimité.
Traditionnellement, la potentialité est envisagée comme une disposition virtuelle, une aptitude présumée, ou encore une puissance cachée, potentiellement actualisable. C. Rogers, et le courant humaniste en général, mettait en avant la notion de potentialité pour que l’attitude du thérapeute ou du pédagogue s’appuie sur des dispositions, individuelles ou universelles, toujours présentes dans l’homme, quelles que soient les circonstances; il faut regarder l’homme en devenir et non pas le considérer comme un être achevé.
Mais en plus de l’idée d’un optimisme humaniste, il existe une autre facette de la notion de potentialité qui nous semble tout aussi importante. En effet, ce terme emporte avec lui une dimension d’éducabilité, de modifiabilité, de formativité, finalement, de réversibilité d'un état immobile et fixe vers un état de mobilité et d’évolutivité, pour peu que la personne rencontre les conditions favorables à son éveil. La potentialité représente alors une fonction de croissance, de dépassement de soi mais aussi un lieu de la nature humaine qui n’a pas été encore exploré.
Au-delà de toutes ces propriétés d’universalité conférées à la potentialité (espoir, évolutivité, mouvement, force de croissance, éducabilité), la potentialité telle que nous l’envisageons dans notre approche est une réalité tangible et perceptible dans le corps et peut être en partie dévoilée à la conscience grâce à une démarche spécifique. La potentialité cesse alors d'être un principe virtuel pour se révéler, comme nous l'avons présenté, sous la forme du mouvement interne qui anime l’intériorité du corps. Celui-ci est, en effet, non seulement une faculté propre à l’être vivant incarné, mais aussi une force de changement qui conduit toujours vers une amélioration.

L’évolutivité même de la relation au Sensible, que nous avons présentée ci-dessus, est une autre expression vivante de cette potentialité qu’incarne le mouvement interne. Le mouvement interne est principe d’évolutivité de par sa nature propre, mais la relation qu’entretient le sujet avec son mouvement interne est tout aussi évolutive. Ces deux aspects pris ensemble permettent de comprendre le cheminement d’un sujet qui découvre pas à pas la force de transformation portée par le mouvement interne.

Un rapport singulier perçu, éprouvé et conscientisé

Nous avons donc donné les premières caractéristiques du Sensible en tant que  contenu de ressenti, en lien avec le mouvement interne. Mais, puisque nous parlons de ressenti, ce qui est en jeu est aussi le rapport que le sujet entretient avec sa propre intériorité. Il nous faut donc maintenant présenter la nature de ce rapport qui pénètre le monde du Sensible. Cette notion de rapport nous fait voir le Sensible comme étant aussi un acte spécifique de perception.

La thérapie manuelle a été pour nous, pendant longtemps, notre cadre privilégié d’expérience et de recherche. Elle l’est toujours, bien sûr; mais le désir de favoriser chez le sujet cette rencontre pleine et entière avec le Sensible du corps nous a poussés à mettre au point d’autres cadres d’expérience appropriés. Ainsi, la posture en première personne apparaît particulièrement adaptée pour créer les conditions d’émergence et de saisie de une vie subjective intense. Elle offre une voie d’accès à cette vie purement privée, inobservable de l’extérieur, et même inobservée dans des conditions habituelles.
Il est donc pertinent de faire appel à l’introspection sensorielle (Bois, 2006, 2007; Berger,  2005; Bourhis, 2007; Courraud, 2007) et de développer par là la sensibilité perceptive du sujet à son propre mouvement interne. La première opération de l’introspection sensorielle consiste à soigner la présence au silence. Cette relation avec le silence se fait par une approche méthodique et progressive qui s’attache aux détails apparaissant dans le champ perceptif du mouvement interne. Cette attention au silence et à son incarnation dans le corps même permet la découverte de nouvelles perceptions : sensations physiques d’abord, chaleur, détente, puis sensations de qualité de mouvement, sensations de tonalités, ou encore des états d’âme. Mais ce qui étonne le plus est certainement l’expérience vécue et conscientisée d’une mobilité qui se meut lentement et de manière incarnée au sein d’une immobilité intérieure.

Dans cette expérience, le sujet rencontre différents degrés de malléabilité ou de densité intérieure, différents états et changements d’états, passages de la tension au relâchement, de l’agitation à l’apaisement, d’un sentiment à un autre… Le Sensible n’apparaît plus ici comme étant le fruit de l’un des six sens objectivés, mais d’une sorte de «ème sens», se révélant dans l’expérience comme provenant, de manière uniformément répartie, de l’ensemble du matériau du corps.
Faire l’expérience du Sensible n’est plus alors percevoir le monde, ce n’est plus non plus percevoir son corps, c’est se percevoir percevant. On retrouve l’ampleur du terme sensation interne définie par Maine de Biran (1995) comme nature de sensation s'accompagnant d'un sentiment intérieur immédiat qui nous le fait percevoir. «Se percevoir percevant» est déjà le signe que le vécu corporéisé émergeant de la relation au Sensible est bien conscientisé par le sujet; mais c'est aussi la marque du rapport singulier que le sujet installe avec l'expérience éprouvée.
La notion de singularité traduit généralement la singularité du rapport à l’expérience, à savoir: «est arrivé à moi, et pas à quelqu’un d’autre»; ou encore: «J’ai vécu cette expérience à ma manière»; et enfin: «cette expérience, je me suis forgé mon propre point de vue». Ces trois manières de spécifier ce rapport pointent vers la distinction entre ce qui est soi et ce qui n’est pas soi, mais aussi, plus finement, entre ce qui appartient au sujet en tant que vraiment propre à lui et non en tant que masses d’idées ou de représentations collectives qui ont fini par se glisser dans des manières d’être.

Dans le champ du Sensible, la singularité se lit dans la façon dont le sujet expérimente, éprouve, ressent, intègre, donne de la valeur, à cette expérience de la présence à lui-même à travers la perception du mouvement interne. Cela montre que nous entendons introduire dans la notion de singularité, cette dimension qualitative intense de présence à soi dans l’action. Ainsi, c’est cette relation singulière, dans le sens de spécifique, et ici extra-quotidienne, qui participe pleinement à la singularité du rapport de perception du sujet à lui-même.

Cette vie riche et variée possède, comme nous le disions ci-dessus, sa propre évolutivité et l’outil principal favorisant cette évolutivité est le point d'appui que réalise le sujet de-même à lui-même (Bois, 2005, 2007; Berger, Vermersch, 2006; Bourhis, 2007; Courraud, 2007). Ce point d'appui fait que l’attention du sujet se stabilise, qu’il se tient ainsi dans une attente ouverte aux frontières du connu et de l’inconnu.
C’est généralement à l’occasion d’un tel point d’appui que le sujet fait l’expérience d’une nouvelle rencontre avec lui-même. Rencontre qui lui fait découvrir un sentiment fondamental de l’existence, l’existence de la vie dans le corps, l’existence d’une subjectivité incarnée, l’existence de sa vie se déployant au regard de sa propre présence.
Pour nous, le terme existence n’est employé de manière pertinente et appropriée que lorsqu’il décrit ce que ressent un sujet actif et présent aux effets, dans l’intériorité de son corps, de ce qu’il vit. Dans cette vision, il n’y a pas de (re)connaissance de soi sans le sentiment intérieur et continu d’une coexistence vivante et actuelle de soi et de son corps, de soi dans son corps. Ainsi le corps sensible est-il le lieu d’émergence perpétuelle d’une forme singulière de rapport entre soi et soi, qui devient le primat du rapport entre soi et le monde.

La neutralité active, posture de saisie du Sensible

Le Sensible est au moins autant affaire de rapport entre un sujet et son expérience que de contenu de l’expérience elle-même. Spécifions donc le type d’attitude que le sujet doit adopter pour entrer en relation avec l’univers du Sensible. Cette posture, qui est un des piliers fondamentaux du paradigme du Sensible, nous l’avons définie comme une neutralité active (Bois, 2005, 2007; Berger, Vermersch, 2006), résultat d'un équilibre délicat entre neutralité et activité.

La part de neutralité correspond à un «venir à soi» les phénomènes en lien avec le mouvement interne, sans préjuger du contenu précis à venir. Dans ce cadre d’observation, le mouvement interne «corps» pour le sujet qui perçoit et imprègne tout autant sa matière, sa conscience et sa pensée. Le «venir à soi» est un «attendre» qui consiste d’abord à ne pas anticiper ce qui va advenir. C’est grâce à la suspension de toute anticipation que le «attendre» est en mesure de donner sa pleine mesure. C’est aussi ce qui permet de respecter le principe d’évolutivité du Sensible qui se déploiera à la mesure des capacités perceptives du sujet.
La part active consiste à procéder à des réajustements perceptifs permanents en relation avec la mouvance que l’on accueille. Ces réajustements sont également nécessaires pour «» à l’évolutivité du Sensible.
La dimension d’activité ne se comprend qu’imprégnée de neutralité: elle est ainsi différente par nature d’un acte volontaire classique. A l’arrivée, la posture de neutralité active procède d’une infinité de précautions afin de ne pas peser sur les phénomènes qui émergent de la relation au Sensible. Nous reviendrons sur la description de ce processus à l’occasion de la présentation du modèle de l’advenir qui en est, en quelque sorte, l’autre versant, vu du côté du Sensible lui-même.

Nous assistons alors à une mutation de l’attention, en tant qu’acte volontaire du sujet, en une attentionnalité, que nous définissons comme une qualité des phénomènes du Sensible eux-mêmes, capables de se donner à l'attention du sujet. Cette dernière se trouve alors comme «ée» par le phénomène qui émerge et qui s’impose de lui-même dans le champ perceptif. Nous parlons ici de réciprocité de résonance entre contenu observé et observateur. Au sein de cette réciprocité sensible se dévoilent des aller/retours spontanés qui se potentialisent mutuellement et simultanément par l'entremise de l'attentionnalité.
Pour décrire ce processus, nous préférons le concept de neutralité active à celui d’«épochè», proposé par la phénoménologie (Husserl, 1965, 1996; Varela, Vermersch, Depraz 2000). La neutralité active invite le sujet à se tenir dans un «ailleurs» et un «» au sein de l’acte perceptif, à s’ancrer profondément dans un rapport à lui-même, et ne nécessite aucun acte volontaire de réduction, de suspension des acquis, des habitudes, etc. Il s’agit de soigner au contraire la présence à soi et d’habiter le lieu du Sensible où l’apparaître se donne sous une forme perpétuellement mouvante. Une autre différence, qui nous semble essentielle et sur laquelle nous reviendrons plus loin, est que la neutralité dont nous parlons repose paradoxalement sur une totale implication du sujet dans l’acte perceptif, une totale implication dans la relation au Sensible; alors qu’il nous semble que la phénoménologie, par épochè, entend la neutralité dans son sens habituel d’effacement ou de retrait de soi.
Le caractère fluctuant et mouvant du phénomène sensible nous amène à développer la notion d’immédiation qui traduit un acte en rapport immédiat avec quelque chose de soi. En phénoménologie, est considéré comme immédiat ce qui ne convoque aucune connaissance préalable que l’on pourrait confondre avec le donné réel de l’expérience vécue par le sujet connaissant. C’est pourquoi, pour la phénoménologie, l’épochè s’impose comme une nécessité. On retrouve en partie cette nécessité de suspendre l’ancien, le connu, les présupposés, les attentes, dans l’exigence perceptive de la neutralité active. Mais le processus d’accès aux phénomènes nous semble différent dans l’expérience du Sensible: nous ne recherchons pas une forme de vide, mais au contraire la plénitude de sens émergeant d’une proximité radicale du sujet avec sa corporéité sensible. Dans ce contexte, l’immédiateté est en somme ce qu’il y a de plus profondément perçu au cœur de la réalité présente. Retenons ici la notion de profondeur qui évacue l’idée d’une immédiateté «ériphérique» qui n’apprendrait rien de spontanément formateur.

Une science des rapports

Nous sommes en mesure maintenant de pointer ce principe essentiel du paradigme du Sensible: le paradigme du Sensible renvoie à une science des rapports.

Le premier type de rapport que nous aborderons est celui qui existe entre le sujet et son mouvement interne, entre le sujet et le lieu du Sensible: implication, indifférence, ou encore intérêt, sont des exemples des qualités de rapport que l’on peut rencontrer.
Ces différentes qualités signent un type de relation précis entre le sujet et son corps, un type de présence du sujet à lui-même et à son intériorité. On peut déjà remarquer qu'à chaque type de rapport est associée une qualité spécifique de contenu perceptif: l'indifférence à son propre corps ne nous le fait percevoir que comme un objet «érent», l'intérêt à soi donne accès à des contenus de ressentis plus riche, etc.

Cette remarque nous a amenés à caractériser précisément le type de rapport par lequel le Sensible se donne: nous l’avons dénommé réciprocité actuante (Bois, 2007; Bourhis, 2007a et b; Courraud, 2007). Nous avons choisi le terme de 'réciprocité' pour insister sur le fait que le Sensible se donne sur un mode d'implication partagée, du pédagogue avec son étudiant, du thérapeute envers son patient et, surtout, du sujet envers son propre mouvement interne. En effet, c'est par l'implication totale du sujet dans la relation de perception de soi que le Sensible se dévoile: le Sensible n'est pas un objet extérieur au sujet, le Sensible est le sujet lui-même dans son devenir actualisé. L'évolutivité qui naît de cette implication dans la relation au Sensible, de cause en effet, d'effet qui devient cause effectrice de l'effet suivant, est alors un signe de la réciprocité entre percevant et perçu.
Enfin, nous avons précisé la réciprocité par le terme ‘actuante’ pour mettre en valeur les faits suivants: la relation au Sensible résulte toujours d’un acte conscient, dans une situation spécifiée; il y mise en œuvre d’une action précise; il y a des conditions d’accès précises. De plus, ‘actuante’ rappelle aussi la notion d’évolutivité propre au Sensible: en effet, le Sensible est une potentialité qui s’actualise par le rapport d'implication que le sujet instaure avec lui-même.
Ce mode traduit donc un rapport d’implication et d’influence réciproques entre le percevant et la chose perçue. La réciprocité actuante constitue ainsi pour nous le primat de la relation qu’un sujet instaure avec lui-même mais aussi avec autrui. Pensons à la relation de toucher dans un cadre thérapeutique, par exemple. Elle donne lieu à des variations infinies, à des passages d’état vers d’autres états, à une circulation de sens qui se donne au sujet qui en est la cause. L’observé et l’observant cheminent ensemble et s’interinfluencent en permanence dans la clarification sensorielle et cognitive de ce qui émerge du rapport au corps sensible.

Lié à ce premier rapport, nous pouvons également caractériser le type de rapport que le sujet entretient avec son corps. Dans la lignée de notre argumentation qui tend à promouvoir le Sensible corporel, il nous apparaît opportun d’attirer l’attention sur les rapports au corps habituels, communs, en vue d’en modifier le statut et d’ouvrir à d’autres possibles (Bois, 2007).
Nous avons répertorié dans notre thèse, Le corps sensible et la transformation des représentations chez l’adulte (Bois, 2007) toute une gamme de rapports au corps qui se déclinent selon le mode de perception, plus ou moins affiné, du sujet percevant: «'ai un corps», «vis mon corps», «suis mon corps», enfin «corps m'apprend quelque chose de moi-même».
«’ai un corps» traduit un rapport d’indifférence et d’éloignement envers son corps, considéré comme un corps objet. Celui-ci est considéré comme une machine, utilitaire, un simple exécutant soumis à la commande volontaire de la personne. Dans ce cas de figure, le rapport au corps définit en réalité une absence de rapport car le 'propriétaire' ne recrute à son égard aucun effort perceptif et ne sollicite envers lui qu'une attention de faible niveau.
Passer du corps objet au corps sujet réclame un changement d'attention et de perception que traduisent les expressions «vis mon corps» ou «suis mon corps». 'Je vis mon corps' est déjà un corps ressenti qui nécessite un contact perceptif. Cependant, à ce stade, la perception est souvent réduite à un rapport avec les états physiques: tension, détente, douleur, plaisir, etc. C'est seulement lorsque 'je suis mon corps' que le corps devient réellement sujet, lieu d'expression de soi à travers le ressenti, impliquant un acte de perception plus élaboré envers le corps.
Le dernier rapport, que pointe l’expression «corps m’apprend quelque chose de moi-même», constitue le corps que nous avons appelé corps sensible. Le corps sensible devient «de résonance de l'expérience, capable de recevoir l'expérience et de la renvoyer, en quelque sorte, au sujet qui la vit» (Berger, 2005). Le lecteur peut noter ici le lien clair entre ce dernier rapport et la notion de réciprocité actuante telle que nous l'avons précisée ci-dessus.

Nous voyons donc apparaître, dans ce dernier type de relation au corps, une connaissance de rapport où le mouvement interne transporte avec lui un sens qui se détermine pour le sujet dès son émergence et qui prend forme évolutivement dans le temps à venir. Toute affection instantanée enveloppe un passage ou une transition au niveau du Sensible. On retrouve là une expression de l'affect de Spinoza: un passage d'un état antérieur vers un autre état en tant que vécu, ressenti, éprouvé et conscientisé, même si l'information immanente, liée ici au Sensible, est d'une autre nature que celle décrite par Spinoza.

En dernier lieu, dans ce processus allant de la perception du Sensible à la saisie du sens qui s’en dégage, on assiste à l’éclosion d’un moi qui dépasse le moi social ou psychologique, que nous avons appelé moi ressentant. Celui-ci nous intéresse plus particulièrement, parce qu’il est à la fois sujet connaissant et sujet ressentant. Il se distingue des autres moi en tant qu’il est un moi de rapport touchant les couches les plus profondes de l'intériorité de l'homme. Il touche à l'expérience personnelle, aux confidences corporelles.

La perception sensible et la perception du Sensible

Avant d’aller plus loin dans la description des autres piliers du paradigme du Sensible, il nous semble important de préciser ce que nous entendons par perception du Sensible, par contraste avec une notion déjà utilisée par certains courants des sciences humaines qui militent pour une perception sensible. Nous invitons donc le lecteur à faire la distinction entre perception sensible et perception du Sensible (Bois, 2005; Berger, 2005).

Une première différence est qu’habituellement, la perception sensible est entrevue comme saisie du monde extérieur ou d’un objet, l’adjectif sensible désignant la qualité potentiellement présente dans ce rapport. La perception du Sensible s’inscrit, elle, dans un rapport, direct, intime et conscient, à certaines manifestations de l’intériorité corporelle. La différence est donc que dans la perception d’un objet, l’objet est déjà là, extérieur et à distance, alors que dans la perception du Sensible, il s’agit de la perception du sujet lui-même, par lui-même, le Sensible n’existant que sous ce rapport d’immédiateté et d’intimité du sujet avec lui-même. Ainsi, nous ne parlons pas de perception sensible à proprement dit, dévouée à la saisie du monde, mais de perception du Sensible émergeant d'une relation de soi à soi.

La deuxième différence repose sur la nature de connaissance pré-réflexive (nous allons préciser cette notion) mise en jeu dans les deux types de perception. Si l’on s’appuie sur la littérature sur la perception, la donnée sensible, la donnée des sens, est porteuse d’une signification par elle-même, avant tout processus de pensée par le sujet qui perçoit. Ainsi, lorsque le sens visuel capte un arbre, par exemple, il n’est pas besoin de réflexion pour reconnaître qu’il s’agit bien d’un arbre. La vision de l’arbre porte donc avec elle la re-connaissance, qui est donc une connaissance, que «’est un arbre». Ce type de connaissance fait partie de ce qui est appelé la connaissance pré-réfléxive, ou le pré-réflexif.
Dans le même ordre d’idée, plus en lien avec l’imaginaire, si, sous un soleil de plomb, un arbre se dresse au beau milieu du désert laissant apparaître sous son feuillage une zone ombragée, cette vision suggère l’idée «non réfléchie» d’une source de fraîcheur bienfaisante. Cette atmosphère de fraîcheur et de bien-être, peut aussi ranimer chez le sujet le souvenir passé. Mais là encore, ce scénario sensoriel émerge de manière pré-réflexive. Il en va de même pour la raison sensible (Maffesoli, 2005) rapportée à la poésie. Ainsi, par exemple, la signification de l’expression «suis à l’aube de ma vie» est comprise par le sujet sans l’aide d’une réflexion élaborée.
Merleau-Ponty, par pré-réflexif, cherchait aussi à définir un type de connaissance, ou d’intelligence, différent de la connaissance rationnelle classique. Il s’est beaucoup intéressé à la motricité qui, pour lui, était exemplaire justement de cette intelligence spontanée. Ainsi écrivait-il dans Phénoménologie deperception: «'expérimente mes mouvements comme le résultat de la situation, comme la séquence des évènements eux-mêmes; moi-même et mes mouvements sont, pour ainsi dire, liés simplement par le processus total et je ne suis pratiquement pas conscient d'une quelconque initiative volontaire. Cela se fait indépendamment de moi.» (Merleau-Ponty, 1945)
Il existe enfin, dans les acceptions courantes, un sensible affectif, qui désigne la relation que le sujet entretient avec son état intérieur. Ainsi, en fonction des sensations liées au sentiment organique, le sujet sait s’il se sent bien ou pas, sans avoir besoin de faire appel à sa réflexion pour saisir son état. Parfois, ce sentiment n’est pas encore un vrai sentiment, plein et distinct, mais est plutôt de l’ordre de l’état d’arrière-plan (Damasio, 1999 une impression plus ou moins bien prise en compte mais qui n’en influence pas moins les pensées et comportements.
Ainsi donc, pour résumer les enjeux de la perception sensible, retenons que la donnée sensible emporte avec elle une valeur de sens qui se donne au sujet dans l’action perceptive immédiate sans nécessiter la médiation d’une activité réflexive et sans être forcément pleinement conscientisée.

Dans le cas de la perception du Sensible, c’est le rapport au corps qui participe à la donation de sens  immédiate, ou «intime», pour reprendre une expression de Maine de Biran; ce sens intime qu’il voyait comme une faculté à part entière: «’il s’agit des faits de sens intime, tout autre faculté, telle que l’imagination ou même la raison seule, serait un juge mauvais et incompétent.» (Maine de Biran, 1939)
De plus, pour Biran, le «sens» allait de pair avec «sens que je sens», c’est-à-dire qu’il supposait un sujet qui aperçoit ce qu’il ressent. Si nous prenons au mot la notion de «intime», nous voyons de plus qu’il y a sens, signification, porté par ce ressenti. Le sens intime qui est réceptionné véhicule donc à la fois une dimension de ressenti et une dimension de signification.
Le point clé à retenir de cette présentation est le suivant: sont habituellement qualifiées de pré-réflexives les informations qui se donnent spontanément au sein d’une expérience sans être forcément conscientisées comme telles par le sujet. L’expérience n’ayant pas fait l’objet d’une attention permettant la prise de conscience de ces informations, ces dernières prennent alors le statut d’implicite (Vermersch, 2003).
Mais, pour nous, la relation au Sensible du corps donne accès à une nature différente de pré-réflexif, une forme de «ée non pensée» propre au Sensible. Dans la perception du Sensible, l’information signifiante est toujours celle qui est disponible de manière consciente par le sujet, et c'est ce qui en fait la valeur. Elle est également pré-réflexive au sens où son émergence n'est pas le résultat d'un processus de réflexion élaboré de la part du sujet.
Précisons enfin que ce sens préréflexif offert dans l’expérience du Sensible, est porteur de deux catégories distinctes de signification. En effet, les informations qui émergent de la relation au Sensible ne sont pas seulement des informations liées au ressenti (par exemple: «sens une chaleur nouvelle», «sens le mouvement dans mes viscères», …); ce sont aussi des informations qui ont une valeur existentielle pour la personne, elles parlent de sa vie, de la potentialité de sa vie: «'est une nouvelle présence à moi», «'attends-tu de la vie?».

Le chiasme du Sensible

Une fois données ces précisions et mis en contexte ce que nous entendons par perception du Sensible, nous pouvons déployer d’autres facettes de la nature particulière du Sensible lui-même.
D’abord, comme nous l’avons montré, quand l’acte de percevoir obéit à certaines règles de présence à soi dans la relation, le Sensible se donne sous une forme manifeste. Ensuite, l’expérience n’est pas ici seulement ‘vécue’: au-delà de ce qu’elle donne à ressentir, se livre également son sens profond, la valeur qu’elle peut prendre pour la personne qui la vit. Le corps sensible devient alors, en lui-même, un lieu d'articulation entre perception et pensée, au sens où l'expérience sensible dévoile une signification qui peut être saisie en temps réel et intégrée ensuite aux schèmes d'accueil cognitifs existants, dans une éventuelle transformation de leurs contours.

Le Sensible devient ainsi un lieu de soi où s’unifient les séparations tranchées  corps/esprit,  sensation/pensée, subjectivité/objectivité, intériorité/extériorité, visible/invisible. Ainsi, lorsque le sujet accède au lieu du Sensible, le sujet expérimente un univers entrelacé, interpénétré, enchevêtré qui le surprend, dans une expérience que l’on peut sans doute rapprocher du chiasme de la chair dont parle M. Merleau-Ponty dans Le Visible et l’Invisible (Merleau-Ponty, 1964a).
Le terme de chiasme veut justement dire entrelacement, mélange, croisement. Et  Merleau-Ponty l'utilisait comme marque pour insister, au-delà des dichotomies trop longtemps utilisées, sur les liens profonds entre perception et pensée, corps et âme, passivité et activité, parole et pensée. Ainsi, dans ses notes de travail du Visible et l’invisible, il affirmait : «Il y a un corps de l’esprit et un esprit du corps, et un chiasme entre eux». Ce qui montre, au passage, l’importance et la clairvoyance de Maine de Biran (1995) qui, un siècle plus tôt, écrivait déjà: «’homme n’est pour lui-même ni une âme, à part le corps vivant, ni un certain corps vivant, à part l’âme qui s’y unit sans s’y confondre. L’homme est le produit des deux, et le sentiment qu’il a de son existence n’est autre que celui de l’union ineffable des deux termes qui le constituent. »
D’un autre coté, Merleau-Ponty a élargi la notion de chiasme au-delà des rapports entre âme et corps. Toujours dans ses notes de travail, il écrivait: «Le monde de la perception empiète sur celui du mouvement (…). De même, le monde des idées empiète sur le langage (on le pense) qui inversement empiète sur les idées (on pense parce qu’on parle).» (Merleau-Ponty, 1965a)

Mais, pour être plus précis, il nous semble que Merleau-Ponty envisageait l’idée de chiasme comme une donnée, un phénomène déjà là, à décrire dans sa facticité. Alors que la relation au Sensible, si elle nous fait voir effectivement en permanence cette notion de recouvrement et de mélange de deux forces opposées, crée un processus dynamique continuel qui potentialise ces contraires pour faire émerger une troisième dimension, ouverture créative de nouveaux sens.
Par exemple, lorsque le sujet perçoit son mouvement interne, il le perçoit au sein de l’immobilité de son corps; l’expérience de ce chiasme lui révèle une nouvelle nature de présence à lui-même, l’immobilité lui révélant sa globalité et la mobilité une profondeur inconnue. La neutralité active, décrite ci-dessus, représente un autre exemple de chiasme. En effet, celle-ci réclame de garder l’équilibre délicat entre une posture d’écoute neutre et une attention active; l’effet de cette posture est de faire découvrir au sujet une proximité intime inédite et unique avec les vécus internes; unique parce qu’éphémère, éphémère parce que toujours reposant sur cet équilibre fragile entre neutralité et activité. Enfin, le toucher manuel, basé sur les lois du mouvement interne, relève aussi d’un chiasme, le chiasme du «-touché» (Austry, 2006; Bois, 2006; Courraud, 2007). Entrer en relation avec le mouvement interne d’un sujet, par le toucher manuel, demande de la part du «touchant» une implication dans son geste qui va au-delà de l’empathie classique et qui s’appuie sur la relation que celui-ci installe avec son propre mouvement interne, le touchant devient touché; l’effet résultant de cette réciprocité de résonance, que nous avons déjà évoqué, est l’émergence d’un fond perceptif commun, partagé en toute conscience par les deux acteurs. Les phénoménologues avaient déjà relevé l’importance de ce chiasme de résonance entre touchant et touché, dans le célèbre exemple de ma main gauche touchant ma main droite (Franck, 1981; Husserl, 1996; Merleau-Ponty, 1964a), mais nous en élargissons ici la perspective à la relation intersubjective, qui lui donne une toute autre importance.

Nous postulons ici en faveur d’un paradigme unifiant qui rompt avec celui de la séparation propre à une vision positiviste. On comprend mieux alors notre souci permanent d’unifier les opposés, le corps et l’esprit, la subjectivité et l’objectivité, la science et l’art.

L’intériorité, le sujet et le Sensible

L’intériorité est habituellement perçue comme une donnée spatiale, le dedans d’une enveloppe quelconque, intériorité s’opposant alors à extériorité. Mais l’intériorité peut aussi renvoyer à la dimension de la pensée, de la réflexion, de l’imaginaire… Un monde privé, cultivé avec soin et qui nourrit son propriétaire, à l’insu souvent du monde extérieur. L’intériorité transporte aussi une dimension spirituelle, qui naît avec Saint Augustin qui enjoignait ses disciples: «t’en va pas au-dehors, rentre en toi-même; au cœur de la créature habite la vérité.» (De vera religione) Enfin, l'intériorité peut se révéler comme n'étant rien d'autre qu'un extérieur retourné, et en quelque sorte doublé, idée souvent reprise par la phénoménologie pour définir le chiasme entre le dehors et le dedans de soi. C'est par exemple le point de vue phénoménologique quand il souligne que toute perception est une mise en relation avec le monde extérieur. C'est en suivant cette idée que Husserl avançait que «conscience est conscience de.», pour souligner que tout fait de conscience, donc intérieur, n'existe qu'en vertu d'un lien avec le monde extérieur.

Considérée du point de vue du Sensible, l’intériorité est entendue sous plusieurs acceptions: comme lieu de subjectivité, lieu de profondeur et lieu d’immanence. Lieu de subjectivité, l’intériorité le devient en tant que lieu d’expression du Sensible résonnant au diapason avec le monde extérieur, mais aussi avec la propre présence que le sujet déploie à lui-même. Nous employons à dessein le terme de subjectivité pour rappeler la nature singulière du rapport de résonance entre le sujet et le Sensible, nature singulière et rapport qualitatif dont nous avons déjà parlé plus haut. C’est cette singularité de rapport qui définit pour nous ce qui fait justement un sujet.

L’intériorité devient aussi lieu de profondeur dans la mesure où l’implication du sujet, dans sa relation au Sensible, le révèle à lui-même par le principe d’action réciproque. Nous l’avons déjà souligné, la relation au Sensible implique une proximité radicale. Il ne s’agit donc pas d’un simple retour à soi, mais d’une réelle et forte présence à soi dans laquelle le contenu de l’expérience est connu, non pas après coup, mais au moment même où il est vécu. Le sujet qui perçoit devient alors son intériorité. Nous pouvons utiliser la métaphore du toucher: l’intériorité est profondeur, parce que le sujet est touché par l’expérience du Sensible. Le toucher est ici considérée comme principiellement contact, et donc abolition d'une distance. De plus, toucher signifie aussi être touché, donner de la valeur à ce contact, ce qui concourt à l'autorévélation du sujet à lui-même.

Avant de développer en quoi l’intériorité est enfin un lieu d’immanence, nous souhaitons préciser la notion même de sujet telle qu’elle se donne à voir dans l’expérience du Sensible.  
Pour nous, une personne ne revêt pas nécessairement la qualité de sujet, notamment quand elle agit sans être présente à elle-même, sans être attentionnée au monde qui l’entoure et dont pourtant elle est le témoin. Cette attitude envers la vie, que Heidegger appelle «moyennisation» de l’homme et dont il fait une cause d’éloignement de l’être, aboutit à une façon d’accueillir les évènements de sa vie de façon anonyme.
Dans le cadre de la psychologie humaniste, Carl Rogers avançait qu’une personne devient sujet quand elle évoque une expérience quotidienne passée ou présente en situation de présence à soi dans l’énonciation. Rogers (1998) appelaitle plein régime le fait qu'une personne utilise le je dans son énonciation et soit touchée, voire surprise, par ce qu'elle dit. Dans cette posture, proche de son expérience, la personne devient plus proche de son vrai soi, plus consciente de sa personnalité.
Gendlin (1992), d’abord disciple de Rogers puis fondateur du Focusing, amplifiait cette notion de sujet, comme personne assumant sa propre expérience, en y intégrant la dimension corporelle. Pour lui, la personne devient sujet quand elle se reconnecte avec l’intelligence de son corps grâce à une attention orientée vers ses manifestations internes. Ainsi, est sujet la personne qui vit son corps et oriente son attention vers le vécu immédiat corporel, mais vécu la plupart du temps sur un mode implicite.
Pour nous, une personne prend le statut de sujet quand elle soigne sa présence à elle-même et qu’elle découvre, en pleine conscience, les vécus internes liés à la présence intérieure du Sensible. Ici, la notion de vécu emporte avec elle une dimension qualitative et perceptive forte. Est considéré comme vécu tout phénomène ressenti, perçu et conscientisé par le sujet en temps réel. En proposant cette définition, nous considérons que la nature humaine possède les ressources perceptivo-cognitives nécessaires pour pénétrer profondément l’instant du présent en conscience. Et c’est grâce à une relation de conscience et d’éprouvé avec son expérience que l’on se découvre à soi-même comme sujet.
Finalement, nous voyons comment, dans le paradigme du Sensible, les statuts de sujet, de subjectivité, de cadre d’expérience et de connaissance sont entrelacés et s’influencent mutuellement: de la posture du sujet dépend la qualité de l’expérience; celle-ci donne un certain contenu de vécu subjectif qui est à son tour source d’une connaissance particulière; d’un autre coté, le cadre d’expérience oriente l’attention et l’attitude du sujet, et prédispose celui-ci à certains contenus d’expérience et pas à d’autres.

L’immanent et le Sensible

Enfin, l’intériorité est lieu d’immanence. L’immanence, telle que nous l’entendons, est une notion fondatrice du paradigme du Sensible. Immanent qualifie d’abord ce qui appartient en propre, à soi-même. Par exemple, on dira que la circulation sanguine est immanente à la vie humaine, puisque sans elle cette vie n’existerait pas. Pour nous, et dans ce sens là, le mouvement interne est immanent à la matière, puisque nous estimons que c’est le mouvement interne qui est la source de l’animation des tissus du corps. Dans ce sens, les contenus de vécu du Sensible sont eux aussi immanents: chaleur, saveur, profondeur, mouvement, sont des propriétés inhérentes à la nature propre du Sensible.
Ils sont aussi immanents dans le sens où ils ne dépendent pas de conditions ou d’événements extérieurs, de représentations déjà existantes ou de connaissances préalables. Dans notre esprit, le Sensible est immanent parce qu’il n’est pas passage d’un implicite à un explicite ou d’un imperçu à un perçu. Dans l’expérience du Sensible, nous considérons qu’il est possible de connaître quelque chose en soi, hors du monde des représentations. Par exemple, la première perception du mouvement interne est un fait inédit sans lien avec un référentiel connu ou même concevable.

Pour définir les contours de l’immanence propre au Sensible, nous en avons défini trois formes : l’immanence en tant qu’acte, l’immanence en tant que contenu et l’immanence en tant que processus.
Nous avons vu que le Sensible n’existe pas en dehors de la relation que le sujet entretient avec lui-même; il réclame une façon d’être observé à travers une présence à soi dans l’acte de percevoir. C’est ainsi le sujet lui-même qui est «première» de l’émergence du Sensible : sans l’effort immanent qu’il s’applique à lui-même durant l’acte de perception, le phénomène interne n’apparaît pas. C’est dans ce contexte que l’immanence nous apparaît comme un acte qui engage la totalité du sujet dans le vécu.
Cet acte d’engagement s’exprime dans l’installation par le sujet de trois natures de rapport à soi: rapport de contact, rapport d’implication et rapport de signification.
Le rapport de contact est premier et témoigne que la relation entre percevant et perçu, entre le sujet et le Sensible, est installée. Le rapport d’implication désigne le fait que le contact établi n’est pas un contact neutre mais relève de la posture d’implication liée à la neutralité active décrite plus haut. Enfin, le rapport de signification pointe le type d’attitude, de la part du sujet, permettant que des significations émergent de la relation au Sensible. Chaque contenu de vécu, mais aussi chaque mot, chaque pensée, véhicule des significations multiples évoluant selon le rapport de proximité du sujet avec le Sensible. Ainsi, l’acte d’immanence livre une donation de sens qui dépend de la qualité du rapport que le sujet instaure avec lui-même et sans laquelle cette donation n’aurait pas lieu.

L’immanence en tant que contenu fait référence au mouvement interne comme expression du Sensible émergeant de l’intériorité du corps, sans lien avec un extérieur à soi.
Enfin, l’immanence en tant que processus rappelle la nature évolutive de la relation au Sensible. En effet, tout phénomène interne ne se contente pas d’apparaître une fois pour toutes, il se déploie de manière évolutive dans l’intériorité vivante du sujet grâce à la relation de réciprocité, qui potentialise le rapport au phénomène et par conséquent le phénomène lui-même. Par exemple, le sujet perçoit au début un vague sentiment d’animation interne qui se clarifie au fur et à mesure que la qualité du rapport avec lui se développe. Ou bien, il peut percevoir de manière globale une présence chaleureuse qui évolue et se précise au fil du temps; le sujet peut repérer des zones de son corps mieux «ées» que d’autres, son attention renforçant sa perception de ces zones ou, au contraire, permettant aux zones moins sensibles de naître à sa perception. Enfin, l’évolutivité se remarque aussi dans la qualité de rapport que le sujet installe avec ce qu’il apprend de sa relation au Sensible. Ainsi: «Je voyais la vie en dehors de moi, autour de moi mais jamais en moi» devient au contact de l’expérience du Sensible: «’aime sentir que mon corps est vivant».

Advenir et Imperçu

Cette réflexion sur l’évolutivité nous amène à préciser certaines notions relatives à la temporalité propre à l’expérience spécifique du Sensible.
Cette temporalité se donne d’abord sous la forme d’un déploiement : le Sensible est un «de soi» actif, qui se déploie en permanence vers son devenir. La temporalité s’appréhende ici subjectivement sous une forme spatiale: l’immédiateté de ce vécu n’est pas une succession de moments présents isolés ou séparés les uns des autres, mais une ouverture de ces moments, qui se fondent ensemble pour donner accès au présent résultant sous la forme d’une épaisseur, d’une certaine réalité de la matière corporelle, donnant un sentiment tout autant spatial que temporel.
Ce lieu de déploiement réclame une posture d’attente protentionnelle (pour reprendre un terme de Husserl) pour accueillir le devenir en soi. Cette posture du sujet est tournée vers ce qui se déploie, vers ce qui se dessine lentement à sa perception, et même vers ce qui n'est pas encore présent à son attention.
L’étude de ces dimensions dessine ce que nous avons appelé le modèle de l’advenir. L'advenir se définit pour nous par un double mouvement : d'un coté, la part mobile du Sensible, processus dynamique qui porte le sujet vers le futur ;  de l'autre, la part immobile du Sensible, qui accueille le mouvement de la temporalité à venir. La notion d'advenir circonscrit le lieu de rencontre incarné qui actualise le futur dans le présent et participe à la mise en sens de ce qui était jusqu’alors imperçu pour le sujet.
Ce terme d’«çu» est pour nous porteur du processus temporel spécifique du Sensible.  Nous l’avons choisi parce qu’il suggère d’abord l’idée du caractère actif qui préside à sa constitution ; ensuite parce qu’il apporte, quand il se dévoile, une richesse de perceptions nouvelles, une potentialité qui s’actualise au contact de l’advenir ; enfin, parce qu’avec ces perceptions nouvelles s’ouvre un nouvel espace de sens à venir, une promesse de donation de sens, offrant à la personne des prises de conscience de son présent, mais aussi de son passé.

Ce déploiement véhicule donc des informations qui manquaient au sujet pour clarifier ce qui était jusqu’alors imperçu. Ces informations apportent dans un premier temps un éclairage nouveau à la problématique de sens du sujet. Mais, de plus, elles révèlent en même temps, par contraste, la nature du rapport antérieur qui obscurcissait la saisie du sens.
L’enrichissement perceptif conduit ainsi le sujet à une connaissance par contraste plus aiguisée, à une plus grande lucidité: il voit ce qu’il ne voyait pas et il a accès à ce qui n’existait pas en lui. Le sujet est ainsi placé dans un lieu nouveau de conscience, de ressenti et de réflexion, qui lui permet de trouver un nouveau regard sur son mode de fonctionnement antérieur. Nous avons récolté de nombreux témoignages dans notre thèse: « Si aujourd'hui je peux regarder comment je fonctionnais auparavant, c’est bien parce que je connais un autre fonctionnement.» Ou encore: «la découverte du mouvement interne, je me rends compte combien, jusque là, mon corps était immobile, inconscient et insensible.» (Bois, 2007)

C’est donc à travers le vécu du mouvement interne, la mobilité et la tonalité que le sujet prend conscience de son état antérieur. On assiste ici à un renversement de certaines valeurs classiques de la psychothérapie, quand celle-ci invite à explorer le passé afin de mettre à jour des implicites ou des inconsciences, de comprendre des mécanismes actuels, et de fournir des opportunités de changements futurs. Dans le contexte du Sensible, c’est l’actualisation du futur qui prime, et c’est par elle que le passé semble se réactualiser dans le présent. C’est donc par la nouveauté que se comprend le passé et non la compréhension du passé qui donne accès à la nouveauté.

Le Sensible et l’information inédite

C’est donc l’occasion pour nous de cerner les contours de la nouveauté qui se donne dans la rencontre avec le corps sensible.
Celle-ci est rapportée par le sujet comme une expérience unique, inédite et même souvent inconcevable. Nous avons déjà noté que les contenus de vécu propres au Sensible se donnaient hors du champ représentationnel habituel et qu’ils défiaient souvent les anticipations perceptives et cognitives. Ce sont certaines des raisons qui peuvent expliquer ce caractère surprenant du ressenti de la nouveauté du Sensible.

Dans le contexte du paradigme du Sensible, nous avons catégorisé trois types de nouveauté, de la plus simple à la plus surprenante. Le premier type de nouveauté concerne un rapport nouveau à un objet connu, sollicitant un simple réajustement du traitement sensoriel et cognitif. Par exemple, exécuter un geste habituel, mais dans une lenteur sensorielle, sollicite les mécanismes perceptivo-moteurs du sujet dans une nouveauté de ce type.

Le deuxième type de nouveauté concerne l’émergence d’une nouveauté qui prend forme à partir d’un «éjà là» implicite (Vermersch, 2003). Il y a bien nouveauté mais son germe, en quelque sorte, était déjà là; il y a découverte, mais le terrain de cette découverte était déjà prêt. Cette nouveauté est déjà «nouvelle», si l’on peut dire, mais les structures d’accueil cognitives du sujet sont préparées à cette nouveauté.

Le troisième type de nouveauté concerne une nouveauté totalement inédite pour le sujet, comme par exemple la découverte du mouvement interne et des catégories  du Sensible. Cet inédit a le goût d'une première fois non anticipée, et non anticipable par la structure d'accueil du sujet. Nous avons relevé dans le témoignage des sujets exposés à la relation au Sensible les termes relevant de cet aspect inédit du Sensible: «'est la première fois que.», «'est nouveau pour moi.», «ne savais pas que.», etc. Ces expressions montrent l'enjeu de la rencontre qui n'est ni commune, ni habituelle et qui prend l'allure d'un moment crucial de vie, véritable prise de conscience d'une sensation, d'un état d'être, jusqu'alors imperçu par le sujet.

Voici quelques exemples illustrant les différents enjeux existentiels vécus par les sujets faisant l’expérience du Sensible. La première rencontre avec le Sensible est toujours bouleversante: «suis touché au plus profond de moi-même». Mais aussi, ce vécu provoque un nouveau regard sur soi et sur le monde: «corps me renvoyait l’image de ma réalité profonde, la vraie»; «C’est comme si l’horizon devenait plus grand dans mes vécus et dans ma compréhension intellectuelle», pour se finaliser dans: «rentre dans ma propre validation de l’existence de ce monde du Sensible, il fait partie de moi et de mon rapport au monde».

Connaissance immanente et sens se donnant

Par le terme de connaissance immanente, nous désignons le type de connaissance spécifique émergeant de la relation au Sensible. Nous parlons de connaissance immanente pour spécifier précisément que cette connaissance provient du rapport vécu éprouvé et conscientisé par le sujet avec le lieu du Sensible, que nous avons lui-même défini comme immanent.

La connaissance immanente est définie par l’ensemble des rapports qui se donnent chronologiquement au sujet dans son expérience du Sensible. Donc, en lien avec les trois niveaux d’immanence que nous avons définis ci-dessus, nous pouvons préciser la nature du rapport de connaissance que le sujet établit avec le Sensible. Nous rappelons que c’est d’abord le sujet lui-même qui est la cause première. C’est grâce à la proximité et l’implication que le sujet instaure avec le lieu du Sensible que la relation de connaissance peut s’instaurer.
Ensuite, le second niveau d’immanence représentait le mouvement interne en tant qu’expression. Rappelons que cette expression prend différentes formes: expression de tonalités internes, sensations de mouvement, sensations de qualité de présence, de globalité, etc. Chaque expression prend valeur d’information pour le sujet, ne serait-ce que par le fait que le sujet perçoit, à un instant donné, cette expression plutôt qu’une autre, qu’il perçoit par exemple de la chaleur plutôt que de la luminosité. De plus, chaque information possède aussi une valeur en tant qu’elle recèle une nouveauté pour le sujet: par exemple, une nouveauté de perception ou une nouveauté de résonance.
Enfin, le troisième niveau d’immanence définissait la relation d’évolutivité propre au Sensible. L’évolutivité dont il est question ici, dans le cadre du rapport de connaissance, marque le fait que ces informations internes donnent naissance à un sens émergeant pour aboutir de lui-même à une connaissance immanente.

Avant de caractériser ce dernier passage, la façon précise dont le sens se donne, nous voulons insister sur l’importance de la donation elle-même. Nous disons «donne» pour rappeler que le Sensible est le lieu d’émergence d’une forme singulière de pensée, d’une pensée non pensée. Depuis sa relation au Sensible, le sujet assiste en direct à «'éclosion de sa pensée», pour reprendre une expression de Merleau-Ponty. Il s'agit là d'un mode de pensée radicalement original, spontané, qui possède une dimension incarnée, éprouvée et ample, créatrice d'une connaissance qui n'est pas construite sous le sceau de la réflexivité habituelle.

Mais, justement, comment cette forme de connaissance se donne-t-elle à la conscience de celui qui la saisit? Il s’agit d’abord d’une question de posture que le sujet doit adopter. Et puisqu’il s’agit ici de se laisser penser, de se laisser réfléchir, de laisser le sens émerger depuis la relation d’implication du sujet dans son expérience, seule une attention soutenue mais non envahissante permet d’accéder à l’émergence de cette pensée du Sensible. La neutralité active que nous avons définie comme la posture d’accès au Sensible prend dans ce contexte toute sa valeur.
Ensuite, si nous essayons de caractériser le mode de pensée ouvert au sens qui se donne, à la promesse de sens à venir, il nous semble que le mot intuition ne soit pas le plus pertinent. Il s’agit davantage d’une auto-donation émergeant de la chair. Auto-donation est le terme choisi par M. Henry pour définir l'immanence de la vie elle-même: «Auto-donation de la vie veut dire: ce que la vie donne, c'est elle-même, ce qu'elle éprouve, c'est elle-même (.) elle n'est pas affectée par quelque chose d'autre qu'elle, par une altérité quelconque, mais par elle-même. C'est en ce sens que je dis: la vie est auto-affection.» (Henry, 2004)
Le Sensible, selon nous, est l’expression la plus incarnée de la vie: il est l'expression concrète même de cette vie immanente dont parle Henry. C'est pour cela que le sens émergeant du Sensible a valeur d'auto-donation. Il en possède tous les critères puisqu'il est incarné, processuel, organismique et créateur de sens immédiat. Le Sensible est aussi phénoménologique en ce sens qu'il désigne la donation elle-même au sein d'une expérience immédiate, vécue, éprouvée, conscientisée. C'est une épreuve de soi, infiniment plus profonde que toute forme d'intuition immédiate qui, elle, s'impose à la conscience comme par surprise, et sans que le sujet soit en relation avec son processus d'émergence.
Maintenant, nous pouvons préciser le processus d’émergence du sens de la façon suivante. Nous l’avons déjà signalé, avant que le sens ne prenne forme, il s’annonce d’abord sous la forme des manifestations du mouvement interne. Avant de se donner en pensée sous la forme de mots familiers, le mouvement nous interpelle, attire notre attention et notre présence. Puis, ce sont les variations de tonalités et d’état qui nous font signe et qui, par leurs différences et leur évolutivité, pointent vers un sens qui demande à naître. Progressivement, se déploie une pensée intelligible qui se glisse en mots dans un silence habité. À ce moment précis, nous devons écouter ce silence en mouvement qui transporte à notre conscience une pensée mouvante, à ce stade inaudible, mais tout à fait intelligible.
Il faut alors réaliser un effort d’immanence, ne rien retenir, ne rien attendre, rester comme suspendu à tous les possibles, à toutes les orientations, peut-être même à l’impossible, à l’inconcevable; sûrement même. Ce temps de suspension nous donne le sentiment d’être en avance sur la pensée qui se donne. Il y a ainsi un léger temps de latence qui précède la donation en pensée intelligible.

Cet intime intérieur peut maintenant se dire à l’autre sans désynchronisation, sans déperdition de sens. Le mot est conforme à la pensée, qui elle-même est conforme à l’émergence créatrice, née de la relation consciente au mouvement interne. Nous écoutons alors cette parole qui n’a pas été pensée et qui précède l’émergence de la parole audible. Il suffit de le décider et d’habiller les mots inaudibles en mots audibles. Dès lors, on se laisse penser, on se laisse réfléchir, on se laisse dire. Finalement, on se laisse surprendre par le sens qui se donne de manière très intelligible pour soi.
La parole devient un lieu d’expressivité, un lieu de confiance qui se donne. Le plus souvent, le mot sert à valider quelque chose de soi, c'est comme une signature sur un parchemin: «me dis à moi-même», «'ose me dire à moi-même», et «'ose l'offrir aux autres».

Une fois le sens donné, entendu, formulé, exprimé, il reste à accueillir l’information dans sa totalité, comme un enfant qui découvre une première fois. Ici, il convient de ne pas assimiler cette information à de l’ancien, de ne pas interpréter cette nouveauté à l’aide de schémas de pensée non adaptés. Ainsi, il faut résolument se maintenir au contact de la nouveauté sans la déformer pour en saisir toute l’originalité.
Il conviendra donc de créer une passerelle entre la connaissance immanente et la connaissance explicite selon une procédure perceptivo-cognitive élaborée: réception des contenus de vécus, catégorisation, modélisation et conceptualisation.
La donation du Sensible est d’emblée cohérente et offre à discriminer les catégories du Sensible. La procédure de catégorisation correspond à une identification précise des phénomènes internes, permettant à la fois de les définir et de les distinguer d’autres phénomènes internes. Par discrimination, nous entendons la précision du contenu de vécu d’une catégorie donnée. Ce qui fait, par exemple, la particularité du ressenti du mouvement vers le bas et ce qui le distingue d’un mouvement circulaire vers l’avant.
L’ensemble de ces catégories fournit en fin de compte le début d’une modélisation qui permet d’établir des liens entre les différentes catégories du Sensible, dessinant ainsi la structure globale du   champ perceptif correspondant.
Autre exemple, le mouvement interne se donne sous quatre catégories, une vitesse lente, une orientation serpentée, une amplitude plus ou moins étendue et une cadence qui reproduit un va-et-vient régulier. D’autres catégories du Sensible peuvent apparaître et notamment des catégories du senti, telles que des tonalités de bien-être, de saveur, de goût de soi qui participent à la plénitude du sentiment de l’existence, voire même du sentiment d’exister. Enfin, une catégorie du pensé qui émerge et progresse sous la forme d’un langage intérieur, de mots, d’images, de pensées, de remémorations spontanées avec lesquelles le sujet entre en connivence d’entendement.

La dernière caractéristique du sens se donnant, sur laquelle nous voulons terminer et insister, est sa provisoireté. Pour nous, tout sens figé, non évolutif, est plus de l'ordre de l'idée, ou d'une pensée qui se fige en croyance, que de l'ordre d'une pensée sensible et immanente. L'immanence, telle que notre expérience nous la fait voir, est toujours porteuse d'un devenir; la pensée au contact du modèle de l'advenir est toujours une pensée évolutive, porteuse de développements non anticipés.
Et c’est bien parce que le sens qui se donne se déploie dans la temporalité du sujet qu’il est provisoire. Par exemple, le fait même que le sujet en intègre la compréhension fait que cette compréhension débouche sur une autre mise en perspective de l’information première. Et l’information significative change elle-même par la relation de compréhension que le sujet installe avec celle-ci. Ainsi, le sujet, au contact d’un sens immanent, se laisse non seulement penser, mais aussi explore comment son attention au sens lui permet de voir celui-ci déployer au fil du temps un potentiel de significations pertinent pour lui-même.

Conclusion

Merleau-Ponty avait pour projet une nouvelle philosophie, qui se devait d’explorer le lien charnel entre le corps et le monde; le Sensible du corps etSensible comme «du monde». Il nous invite à nous «dans le monde», à «énétrer le silence». C’est en respectant cette invitation, en la prolongeant par une expérience deprofondeur du corps, à la fois concrète et précise, que nous avons découvert une dimension du Sensible qui n’apparaît pas chez lui.
La relation à ce Sensible est donc née d’un contact direct avec le corps; c’est à travers le toucher manuel que s’est élaborée fondamentalement la donnée du Sensible incarné. Cette vision du Sensible s’inspire de la phénoménologie, en ce qu’elle fait appel aux expériences subjectives qui émergent du champ de l’immédiateté, d’une phénoménologie considérée en tant que pratique (Depraz, 2006), mais élargie et s’appuyant sur une expérience du toucher manuel. Cet article se propose donc à notre regard de chercheur comme une tentative de prolonger la phénoménologie à la lumière d’une expérience corporelle vivante et sensible.
Nous voulions aussi en montrer les spécificités par rapport à une phénoménologie classique quand la comparaison s’imposait. Nous avons ainsi noté rapprochements et divergences entre neutralité active et épochè; nous proposons d’élargir la notion de chiasme de Merleau-Ponty; et nous nous sommes appuyés sur la notion de corps propre, ou corps sujet, ou chair, commune à Maine de Biran, Husserl et Merleau-Ponty.
Nous avons conscience que nous aurions pu davantage contextualiser et argumenter autour de ces différents termes, mais il nous semblait plus pertinent, dans un premier temps, de faire partager au lecteur les enjeux du Sensible, tels que notre expérience nous les montre.

Pour conclure, la notion de corps sensible pour laquelle nous militons est celle d’un «de l’expérience, du corps considéré comme étant la caisse de résonance de toute expérience, qu’elle soit perceptive, affective, cognitive ou imaginaire. Une caisse de résonance capable tout à la fois de recevoir l’expérience et de la renvoyer au sujet qui la vit, la lui rendant palpable et donc accessible; capable aussi, par des voies dépassant les outils quotidiens de l’attention à soi, de dévoiler des facettes de l’expérience inapprochables par le retour purement réflexif: subtilités, nuances, états, significations, que l’on ne peut rejoindre que par un rapport perceptif intime avec cette subjectivité corporelle, et qui pourront ensuite nourrir les représentations de significations et de valeurs renouvelées.» (Berger, 2005)

Nous n’avons pas souhaité développer ici la dimension méthodologique du paradigme du Sensible, que ce soit sur le plan de la pratique formatrice ou sur le plan de la recherche. Durant trente années, nous avons en effet construit et établi une méthodologie pratique, qui a fait l’objet de nombreux résultats de recherche dans notre laboratoire et que nous présenterons dans de prochaines communications. Par ailleurs, les catégories du Sensible que nous avons vu émerger permettent de mieux intégrer la dimension subjective corporelle dans la recherche qualitative, en interrogeant par exemple la subjectivité à partir du modèle de la neutralité active qui place le sujet dans une expérience extraquotidienne. Dans ces conditions, nous pouvons toucher des aspects de la subjectivité non visibles dans d’autres conditions, les conditions extraquotidiennes d’expérience du corps sensible permettent au sujet de mettre à jour des possibilités perceptives nouvelles, lui permettant d’aller vers l’accomplissement de sa fibre humaine.

Nous sommes conscients des problèmes épistémologiques et méthodologiques que soulève une telle prise en compte du Sensible corporel dans toute sa subjectivité. Mais nous pensons profondément que la discipline des sciences de l’éducation a à gagner dans la reconnaissance du Sensible dans son domaine d’application.
Finalement, nous plaidons pour une science lucide de l’humain, capable d’aborder les questions aussi cruciales et délicates que celle de l’être sensible qui lui est associé. Souhaitons que le paradigme du sensible oeuvre à cette étude de l’être humain dans sa totalité.

Danis Bois
Didier Austry

Sources: 

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Vers l’émergence du paradigme du Sensible

Par Bois D.
2007
Revue Réciprocités

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La revue "Réciprocités"

Cet article est issu de notre revue :

Numéro 01 - Vers l'émergence du paradigme du Sensible

Pour lancer la revue Réciprocités, trois articles

un éditorial qui situe l'origine du projet de la revue et son ambition

un premier article expliquant les principes et fondamentaux du paradigme du Sensible,

et un second sur l'expérience du corps sensible selon l'approche proposé par la somatopsychopédagogie