Empathie, toucher et corps sensible : pour une philosophie pratique du contact

Auteur(s) :

Eve Berger - Professeure auxiliaire invitée de l’UFP, professeure assiciée à l'UQAR, docteure en sciences de l'éducation

Professeure associée de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR)

Didier Austry - Professeur associé invité à l’Université Fernando Pessoa, docteur en sciences

Docteur en sciences, coach en écriture individuelle et collaborative

Traditionnellement, l’étude de l’empathie est envisagée à partir du canal visuel – par exemple dans la classique théorie des neurones miroirs, ou dans la théorie husserlienne de l’accès à l’autre par le regard – et bien sûr à partir de la parole, sous toutes ses formes. Mais un sens négligé, qui joue pourtant un rôle très important, est celui du tact, du toucher ; c’est justement une approche théorique et pratique de cette voie empathique que nous allons exposer dans cette communication.

Nous sommes tous deux enseignants-chercheurs au Cerap – Centre d’étude et de recherche appliquée en psychopédagogie perceptive[1] – de l’université Fernando Pessoa (Porto, Portugal), dirigé par le Pr. Danis Bois. Ce laboratoire regroupe des praticiens-chercheurs issus du monde de la santé, de la psychologie et de l’éducation, quasiment tous formés à la fasciathérapie et/ou la somato-psychopédagogie (Bois, Berger, 1990 ; Courraud, 1999 ; Berger, 2006 ; Bois, 2006), deux pratiques sociales de soin et d’accompagnement de la personne fondées par D. Bois dans les années 80, et associant une approche par le toucher, une approche gestuelle et une approche verbale d’inspiration phénoménologique.

Ces pratiques offrent de guider les personnes en souffrance ou en quête de sens sur un chemin d’exploration et de renouvellement de leurs rapports à elles-mêmes, au monde et à autrui, en s’appuyant sur un rapport éprouvé à leur corps vivant. Les phénomènes internes très spécifiques que nos pratiques permettent de percevoir au cœur du corps ont donné lieu à l’expression « corps sensible », et même « le Sensible » (Bois, 2007 ; Bois, Austry, 2007 ; Berger, Bois, 2008), expression dont nous préciserons l’acception particulière que nous en faisons, qui dépasse la traditionnelle et restrictive définition de ce qui est perçu par les sens.

Ayant d’abord œuvré à la constitution d’un champ de pratiques et d’une démarche de formation aux compétences professionnelles correspondantes, nous avons engagé depuis 2001 une démarche de théorisation académique et interdisciplinaire de nos pratiques expérientielles. Cette démarche nous permet aujourd'hui de pouvoir nous prononcer sur le rapport au corps vivant – et notamment par le toucher – comme lieu d’entrelacement de processus perceptifs, affectifs, cognitifs et relationnels humains.

L’approche de l’empathie par le toucher que nous présentons ici est donc directement appuyée, étayée et nourrie par une triple pratique professionnelle d’accompagnateurs du changement, de formateurs (formation professionnelle et formation à la recherche) et de chercheurs, à quoi s’ajoutent pour Ève Berger une formation initiale de psychomotricienne et une expérience clinique en secteur psychiatrique. À travers ces pratiques, nous avons appris à vivre et à étudier le toucher comme  un canal empathique à part entière et spécifique, dans différentes visées : comme acte de soin et/ou d’accompagnement, comme lieu de résonance intime et comme source de connaissance spécifique, inhérente à ce mode de relation.

Notre exposé sera construit en deux grandes parties : une partie théorique et philosophique, consacrée notamment à la phénoménologie du corps et du toucher ; puis une présentation plus expérientielle et descriptive de l’expérience empathique par le toucher du corps sensible.

Approche théorique et philosophique du toucher

Étudier le toucher d’un point de vue théorique et philosophique[2], de même que nos pratiques professionnelles basées sur le toucher, nous semble apporter des éclairages sur deux dimensions de l’empathie : comme capacité à ressentir les émotions et autres états internes d’autrui, et comme capacité à se mettre à la place d’autrui, dans le sens de pénétrer son monde, dans une approche plus rogérienne.

Cet éclairage est multiple : tout d’abord, le toucher, par sa fonction de mise en relation directe avec l’autre et son corps, est un lieu d’expérience idéal pour comprendre la forme de perception réciproque d’états internes rencontré par les deux protagonistes. Par ailleurs, la relation (d’aide) manuelle que nous expérimentons sur le mode du Sensible est aussi exemplaire pour modéliser des notions comme la proximité et la distance entre les deux acteurs de cette relation. Enfin, le toucher spécifique de la fasciathérapie et de la somato-psychopédagogie permet aussi de remettre en discussion l’un des postulats naturels de l’empathie, celui de l’asymétrie entre les deux protagonistes. En effet, notre relation de toucher s’appuie sur une symétrie entre les deux personnes concernées, qui fait que le toucher devient un lieu d’échange et de partage, ce qui lui donne son intérêt pour une étude en tant que voie d’empathie.

Pour toucher, il faut toucher…

Commençons par une approche simple du toucher. Le toucher est dans sa fonction première un sens de la relation, et de la relation au monde. C’est cette caractéristique qui a intéressé les philosophes et qui a alimenté pendant longtemps les discussions autour de la suprématie entre vue et toucher (sur cette question, cf. Lories, 2003 ; Marin, 2003). Comme exemple, H. Jonas conclut son étude du toucher ainsi : « La réalité est de façon primaire attestée dans la résistance qui est un ingrédient de l’expérience tactile. Car le contact physique […] implique le heurt […], ainsi le toucher est le sens dans lequel a lieu la rencontre originelle avec la réalité en tant que réalité […]. Le toucher est le véritable test de la réalité. » (Jonas, 2000, p. 183) Et Focillon, dans son Éloge de la main, comparait : « La possession du monde exige une sorte de flair tactile. La vue glisse le long de l’univers. La main sait que l’objet est habité par le poids, qu’il est lisse ou rugueux (…). » (Focillon, 2004, p. 104) Ainsi une philosophie privilégiant le toucher serait une philosophie de la pénétration du monde, alors qu’une philosophie privilégiant la vue serait, pour reprendre le mot de Merleau-Ponty, une philosophie du « survol ».

Aujourd’hui, il ne s’agit plus de comparer les vertus du toucher par rapport aux autres sens, mais de prendre en compte la complexité du toucher lui-même. Par exemple, les études fonctionnelles du toucher faite par Lederman et Klatsky (cf. Hatwell, Streri, & Gentaz, 2000) montrent que le toucher haptique, l’acte de toucher, recouvre des fonctions multiples, qui vont bien au-delà de la simple prise. Le rapport au monde par la main est un rapport élaboré et nuancé : c’est à travers les possibilités variées de frottements, pression, contact, enveloppement, suivi des contours, que le geste manuel est à même de distinguer texture, dureté, température, poids, volume et forme globale. Ainsi, par la main, non seulement je me confronte avec la réalité, mais je la rencontre, j’en découvre la richesse, je l’apprivoise.

De plus, le toucher n’existe pas en tant que modalité autonome, l’intégration au niveau neuronal des informations du toucher dépend des informations sensorielles de la main, du poignet, du bras et même des informations proprioceptives de tout le corps (Gibson, 2001). Le toucher, dans sa fonction active, est donc à appréhender dans une approche globale à la fois perceptive et motrice du corps en mouvement.

Pour toucher, il faut être touché

Nous avons choisi de présenter d’abord le toucher en tant que fonction, en tant que « je touche », mais le toucher est aussi une fonction sensorielle, une fonction passive, le toucher en tant que « je suis touché ». Cet aspect du toucher, appelé somesthésie générale, réparti sur l’ensemble du corps, est mobilisé par le toucher actif. Le toucher possède donc un aspect double, le fait que « pour toucher, il faille aussi être touché » : pour sentir ce que je touche – du côté de l’objet –, il faut que je sente, moi-même, ce que je touche. La main est ce qui me permet tout à la fois de sentir, la finesse ou la rugosité d’un objet par exemple, et de saisir l’objet lui-même. Et la façon de saisir l’objet dépend de ma capacité à le sentir, et inversement. Dans les mots de Gibson : « L’équipement pour sentir est anatomiquement le même que l’équipement pour faire. » (Gibson, 2001, p. 102)

Gibson fait immédiatement remarquer que, même s’il y a concordance entre le faire et le sentir, même s’il y a une relation physiologique entre les deux, le faire et le sentir fonctionnent alternativement : c’est soit sentir, soit faire. Ainsi, dit-il, « Il est un fait remarquable que lorsque l’homme touche quelque chose avec un bâton, il le sent au bout de ce bâton, et non dans la main. » Et donc, « les sensations de la main, à proprement parler, ne sont pas importantes. » (Ibid., p. 103) On pourrait appréhender cette caractéristique du toucher comme une dualité, mais nous proposons plutôt de la définir comme « doublitude », pour marquer que cette dualité n’est qu’apparente. Notre notion de doublitude veut marquer le fait que la rencontre de deux opposées ne génère pas forcément une opposition statique mais qu’elle peut donner lieu à une tension dynamique évolutive par leur mutuelle coopération. On peut y voir une extension sur le plan dynamique de la notion de chiasme, chère à Merleau-Ponty, qui pointe plutôt vers la notion d’entrelacement. Dans le cas du toucher, notre pratique montre en effet que ces deux dimensions du toucher s’appuient l’une sur l’autre, coexistent mutuellement et que c’est l’une des conditions d’un toucher optimum, comme nous le verrons dans la troisième partie.

Cette notion de doublitude est d’ailleurs un leitmotiv de l’étude du toucher et nous la retrouverons dans un autre aspect du toucher, le fait que le toucher emporte avec lui une notion de résonance, d’implication de soi. Dans les mots de D. Le Breton, « Le vocabulaire du toucher métaphorise de manière privilégiée la perception et la qualité du contact avec autrui, il déborde la seule référence tactile pour dire le sens de l’interaction. » (Le Breton, 2003, p. 219)

Le fait que toucher, comme acte, implique que le touchant soit lui-même touché, en tant qu’implication de soi dans cet acte, nous révèle donc une autre doublitude du toucher : l’acte de toucher n’est pas neutre, il implique la personne dans sa globalité physique, dans ses capacités sensorielles et perceptives et dans sa présence humaine. Ainsi, l’expérience de toucher est une expérience de l’humain ; le toucher est un toucher de l’autre, la rencontre avec une personne, mais aussi la rencontre avec l’humain, l’humain de soi et l’humain de l’autre. Une rencontre qui dépasse la mise en jeu de dimensions psychologiques ou personnelles, pour nous faire accéder à ce qui nous fait, nous tous, sujets. B. Dolto[3] écrit : « Les mains du masseur perçoivent vraiment au-delà de toutes les données scientifiques, la présence concrète de l’être de chair et de sang. » (Dolto, 1988, p. 76)

Cet aspect est, du point de vue des praticiens, fondamental, et nous le retrouverons dans notre troisième partie.

Husserl, la doublitude Körper / Leib et le toucher comme constitution de soi

Le toucher tient une place très importante en phénoménologie, et d’abord chez Husserl. Pour comprendre pourquoi, il nous faut partir de sa conception du corps et du rapport au corps. Husserl opère la distinction entre le corps comme objet physique (Körper), corps objet au même titre que les autres corps, et mon corps, corps que je vis comme mon propre corps, qu’il dénomme corps vivant, ou corps-chair (Leib) : « Je découvre, dans une distinction unique, mon corps organique, à savoir comme l’unique corps qui n’est pas simplement corps (Körper), mais justement corps charnel (Leib). » (Husserl, 1982, p. 128)

Cette distinction doit d’abord être comprise comme posant l’étude du rapport à soi et à son corps depuis sa propre conscience, soit, dans un vocabulaire moderne, depuis un point de vue « à la première personne ». Ensuite, elle ne doit pas être pensée comme une opposition, puisque de toute façon je n’ai qu’un corps, mais relève plutôt de ce que nous avons appelé une doublitude, deux aspects clairement distincts d’une même réalité, mais qui ne peuvent exister l’un sans l’autre.

Par ailleurs, ce rapport au corps, conçu comme constitution de soi par Husserl, se voit dans des propositions précises qui montrent bien le double aspect du vécu du corps : support de sensations et support de vécus psychiques. D’abord, la relation à mon corps se vit comme un « je peux » : « Il est l’unique objet que je commande et sur lequel j’exerce mon pouvoir de manière immédiate. » (cité par Kelkel, 2002, p. 213). Ensuite, il est porteur de sensations, le lieu d’affects, toute une dimension de passivité que Husserl a explorée longuement (Husserl, 1982, 2001). Enfin, et comme une synthèse de ces propriétés, pour Husserl la chair incarne une vie psychique : « Mon corps propre est le seul corps par lequel je perçoive, de manière absolument immédiate, l’incarnation d’une vie psychique, d’une vie qui est ma propre vie. » (Husserl, 1969, p. 159)

Dans ce contexte, Husserl a toujours accordé au toucher une place privilégiée, avec l’idée que c’est justement le toucher qui ‘constitue’ le corps comme chair : « Le corps propre ne peut se constituer en tant que tel originairement que dans le toucher et dans tout ce qui trouve sa localisation avec les sensations de toucher. » (Husserl, 1982, p. 207) À l’appui de sa thèse, Husserl utilise l’expérience, maintes fois reprise, de la main touchante et de la main touchée, l’expérience de « ma main qui touche mon autre main ». (Ibid.) Dans cette expérience[4], nous posons notre main droite sur notre main gauche, et l’attention va alternativement se poser de ce que la main sent « sous elle » à ce qu’elle sent « en elle », et de même pour l’autre main. De cette bascule réciproque, nait, selon Husserl, la réalité de ma main en tant que main qui sent et qui se révèle à moi comme chair, comme mienne, dans les deux sens de m’appartenant et en tant que support de sensations propres. Ainsi, « La sentance tactile n’est pas un état de la chose matérielle main, mais précisément la main elle-même, qui pour nous, est plus qu’une chose matérielle. » (Ibid., p. 208)

La constitution d’autrui comme chair

Husserl, après avoir étudié ce processus de constitution de soi, en tant que corps vécu, chair, se tourne vers la constitution d’autrui. Le problème est alors que, si se constituer soi comme chair se comprend, puisqu’on a accès à soi depuis soi, constituer autrui comme chair réclame une forme d’accès à autrui qui dépasse la vue d’autrui comme corps physique. Je peux, je sais, me percevoir comme chair ; mais comment appréhender autrui non pas en tant qu’objet comme les autres objets mais en tant que chair ? Nous comprenons ici pourquoi Husserl s’est très vite intéressé aux théories de l’empathie de Lipps, mais avec cette approche spécifique de la question d’autrui comme chair.

Il y a bien présentation d’autrui, devant moi, mais comme corps. Je peux construire l’autre comme corps, comme je construis n’importe quelle chose du monde, par esquisses et synthèse d’esquisses, mais, par quelle donnée construire l’autre comme chair ? On trouve dans les écrits de Husserl, s’étalant sur les vingt dernières années de sa vie, une multiplicité de tentatives pour circonscrire ce problème : saisie analogisante, empathie de Lipps, puis critique de la théorie de la simulation de Lipps, puis élaboration des notions d’apprésentation, de com-présentation, de couplage… (Husserl, 2001 ; Franck 1981 ; Petit J.-L., 1996) Aucun de ces essais ne le satisfera, comme on le voit dans les inédits sur l’intersubjectivité (Husserl, 2001). Ce problème semble difficile, voire insoluble, comme le formule D. Franck : « L’aperception d’autrui trouve sa confirmation dans une présentation fonctionnant comme indice d’un imprésentable. » (Franck, 1981, p. 137)

Nous ferons trois remarques. La première pointe une idée de Husserl sur le fait que le problème de constitution de soi peut être envisagé comme un problème d’empathie à l’égard de soi-même (Husserl, 2001, p. 124), ce qui peut vouloir dire que la constitution de soi comme chair n’est pas aussi évidente qu’au premier abord, qu’elle passe par une forme de reconnaissance et de comblement d’une distance par rapport à sa propre chair. Et ce qui tend à montrer aussi que le problème de constitution de soi est du même ordre que le problème de constitution de l’autre.

Ceci nous amène à notre seconde remarque, quand Husserl finit par avancer que ces deux constitutions sont basées sur un même fond commun : « L’aperception de la chair propre et de la chair étrangère vont pour l’essentiel ensemble. » (Husserl, 2001, p. 315) Ainsi, A. Kelkel pourra écrire : « Tout se passe comme si pour Husserl, avant toute intersubjectivité des consciences, il y avait une communauté des corps de chair, une ‘intercorporéité’, sur laquelle Merleau-Ponty attirera l’attention. » (Kelkel, p. 221)

Resterait à déterminer la nature de ce fonds commun, question non abordée dans les écrits de Husserl. Dans le prolongement de cette conclusion, il nous semble clair qu’une grande part des difficultés rencontrées par Husserl dans la constitution d’autrui repose sur un postulat implicite de départ : envisager le rapport à l’autre sur un mode spatial, de distance (comme dans l’exemple connu et souvent repris de Lipps de l’acrobate avec lequel entrer en empathie ‘motrice’), et jamais en lien avec la question du toucher alors que, pourtant, le toucher joue pour lui un rôle central dans la constitution de soi. Que le toucher ne se voie attribuer un rôle que dans le rapport à soi et non dans le rapport à autrui peut laisser perplexe.

C’est tout l’intérêt du livre de D. Franck (1980) de remettre en chantier ce problème de constitution d’autrui en lien avec la question du toucher. Ainsi, en défendant l’idée qu’il faut lier la question de la chair à celle de l’intersubjectivité - « la présence de l’alter ego est au cœur même de l’ego » (Franck, 1980, p. 157) - il avance que la chair est chair grâce à l’existence d’autres chairs : « La limite de ma chair, c’est une autre chair ; cette limite n’est pas extrinsèque à ma chair, au contraire, elle en procède. (…) La relation à l’autre chair est une composante de sens de la mienne propre. » (Ibid., p. 167).

En redonnant ainsi au toucher son rôle constitutif, il propose que « Si ma chair se constitue originairement dans le tact (…), cela vaut a fortiori pour l’autre chair. Aussi la relation charnelle, la référence d’une chair à l’autre, est-elle premièrement con-tact. » (Ibid., p. 168) Seulement, ce con-tact n’est envisagé par lui que selon deux modes, la caresse et le choc : le choc comme rencontre de confrontation et la caresse comme rencontre d’échange, la relation sexuelle devenant alors la relation de toucher fondamentale constituant l’intersubjectivité.

Même si D. Franck semble « dépasser » Husserl, offrant ainsi de nouvelles perspectives, il nous semble qu’il faut aller plus loin dans cette voie et prendre pleinement la mesure de ce que peut apporter le toucher dans la constitution d’autrui. Pour cela, il ne faut pas s’en remettre seulement à des modes simples du toucher - nous dirions « naturalistes » - mais s’appuyer sur des pratiques expérientielles où le toucher révèle toute l’ampleur de ses fonctions et potentialités. Nous pensons que les cadres pratiques où le toucher prend sa place en tant que toucher même et pas seulement en tant que geste au service d’une intention autre, comme dans la caresse ou le choc, peuvent éclairer grandement la notion d’empathie par le toucher.

Ainsi l’étude du toucher en somato-psychopédagogie trouve sa justification pour développer les liens entre toucher de soi, toucher de l’autre et intersubjectivité incarnée. C’est le sens du modèle, à la fois pratique et théorique, « des trois mains » proposé par D. Bois.

Le modèle des trois mains de D. Bois

Ce modèle (Bois, 2007 ; Bourhis, 2007) propose de théoriser le geste manuel de la relation d’aide suivant une gradation qui prend comme critères le degré d’implication du praticien qui touche et le type d’intention mis en jeu dans son geste. Ainsi, D. Bois distingue une « main technique » ou « effectrice », puis une « main percevante » et enfin une « main sensible » mise en jeu dans le toucher de la somato-psychopédagogie. Cette grille permet de catégoriser les différents types de toucher que l’on trouve dans la littérature (Chang, 2001 ; Eastabrooks & Morse, 1992 ; Routasalo, 1999 ; Saint Pierre & Vinit, 2006), de les prolonger et de montrer l’apport du toucher du Sensible dans le cadre de notre communication.

La « main effectrice » correspond à la fonction technique associée aux différents touchers manuels. Il s’agit par exemple, dans le cadre des soins infirmiers des porter, palper ou autres enveloppements, ou, dans le cadre d’une thérapie manuelle, des différentes prises manuelles du corps, des pressions possibles, etc.

Dans le cadre de la relation d’aide manuelle en fasciathérapie et en somato-psychopédagogie, cette facette du toucher mobilise de nombreux savoirs : connaissance anatomique, repères manuels, protocoles de traitements. Mais il s’agit aussi d’acquérir une expertise de savoir-faire : types de prises, engagement et gestion de la posture, par exemple.

La « main percevante » exemplifie la notion de « toucher de relation » qui se rencontre dans la littérature concernant la relation d’aide (Bonneton-Tabariès & Lambert-Libert, 2006 ; Vinit, 2007 ; Saint Pierre &Vinit, 2006). Le toucher de relation commence quand le soignant dépasse l’aspect technique de son geste pour prendre en compte la réalité de son patient. Ce type de toucher est souvent présenté comme la part « noble » des soins infirmiers, même s’il est peu généralisé en institution. On trouve de nombreuses caractérisations de ce toucher dans la littérature : « Par le toucher relationnel, le patient peut enfin se sentir considéré et ‘pris’ dans son ensemble, reconnu comme un être à part entière. » (Bonneton-Tabariès & Lambert-Libert, 2006, p. 85). D. Bois précise : « Ainsi, lorsqu’on touche un corps, on ne touche pas seulement un organisme mais une personne dans sa totalité ; on ne s’adresse pas à un cœur, un foie, un os, mais à un être vivant, avec ses peurs comme avec sa potentialité. » (Bois, 2006, p. 72) L’attitude réclamée de la part du praticien est alors plus exigeante. Ainsi, Tournebise soutient : « La main se pose comme une oreille de ‘l’âme’ dans le projet ‘d’entendre’ le patient. C’est un ‘toucher d’écoute’, un ‘toucher rencontre’, un ‘toucher validant’, un toucher ‘reconnaissant’. (…) Le projet est un projet d’écoute et de reconnaissance, en aucun cas ce n’est un projet de pouvoir (même pas un pouvoir ‘pour le bien du patient’). » (Tournebise, cité par C. Courraud, 2007, p. 48)

Dans notre pratique du toucher, la main percevante devient une « main-sujet », c'est-à-dire une main expression d’un sujet qui rencontre et qui fait émerger un autre sujet, et cela, par l’appui sur l’animation corporelle interne de la personne : « Mais surtout, au-delà de cet enveloppement, la main sollicite l’animation interne qui donne à la personne la perception de sa consistance propre à travers la rencontre de sa matière corporelle. » (Bois, 2006, p. 75) H. Bourhis met en valeur cette main percevante : « Sur la base de ces indicateurs internes, l’étudiant repère et évalue en direct de son action thérapeutique les différents degrés de transformation de l’état intérieur du corps qui se trouve sous ses mains. Du plus superficiel au plus profond, il perçoit des changements d’état de nature physique, psychique et sensible, selon une graduation des degrés de conscience qui accompagnent en direct le processus de changement interne. » (Bourhis, 2007, p. 50).

Enfin, la « main Sensible » est la main spécifique de notre accompagnement manuel en fasciathérapie et somato-psychopédagogie. C. Courraud décrit ainsi le passage de la main percevante à la main Sensible : « Elle perçoit non seulement les changements psychotoniques qu’elle déclenche mais elle installe également un rapport de réciprocité entre le patient et le praticien. La main sensible devient une main ‘Sensible’, c’est-à-dire qui touche mais qui est également touchée par ce qu’elle touche. La main Sensible construit un lieu d’échange intersubjectif qui génère une influence réciproque, évolutive qui circule entre le ‘touchant’ et le ‘touché’ et entre le ‘touché’ et le ‘touchant’ selon une boucle évolutive qui se construit en temps réel de la relation actuante. » (Courraud, 2007, p. 68)

Cette dernière phrase éclaire le fait que la main Sensible développe le plein potentiel du toucher dans toutes ses dimensions et dévoile la façon dont elle prend en compte l’interaction entre praticien et patient. Nous retrouvons donc nombre de propriétés du toucher présentées jusque-là, mais en insistant sur ce qui émerge de cette interaction : le Sensible du corps.

Revenons, pour conclure cette première partie, sur la notion de doublitude du toucher. La main Sensible réunit, dans un même geste, la dimension d’acte de toucher, la dimension de perception, perception de ce que sent le praticien « sous » sa main et dans le corps de son patient, et perception de ce que sent la personne accompagnée, dans son propre corps, et enfin la dimension de résonance, dans soi, dans son propre corps. La réunion de toutes ces dimensions fait naitre un espace commun, un « fond perceptif commun », comme l’appelle D. Bois, et constitue l’architecture de la relation de réciprocité dont nous avons déjà parlé et que nous allons maintenant présenter dans une perspective plus descriptive.

L’expérience empathique par le toucher en fasciathérapie et somato-psychopédagogie : approche expérientielle du corps sensible

Conditions et variété du toucher du corps sensible

Nous allons maintenant aborder la question de l’empathie par le toucher du corps sensible selon une approche plus expérientielle, pour apporter certains éléments de réponse à l’une des questions posées par ce colloque : « qu’est-ce qui au juste se transmet entre le sujet empathique et celui avec lequel il empathise et comment ? ». Ces éléments de réponse proviennent d’une part de notre expérience clinique et, d’autre part, des résultats des recherches qualitatives menées au Cerap.

Notre projet est d’étudier ce mode de rapport entre deux acteurs dans ce qu’il dit à et de ces acteurs, autrement dit ce que le toucher dit et offre à vivre à chacun – celui qui touche et celui qui est touché – de l’autre et de lui-même et ce, quelque soit le « sens » du toucher considéré (sens-signification et sens-direction) : toucher l’autre, être touché par l’autre, mais aussi être touché quand l’on touche l’autre. Dans ces multiples niveaux/versants entrecroisés, toucher et être touché sont compris dans leur double versant physique et/ou affectif, et dans l’ensemble de leurs inter-influences réciproques.

Pour réussir ce projet, nous interrogeons nos pratiques professionnelles à partir d’une pratique descriptive explorant la place des capacités de perception « d’une chair à l’autre » qui font l’objet de nos procédures de formation. Ce faisant, nous nous inscrivons dans un courant phénoménologique de description d’expérience (Behnke, 1984 ; Depraz, 2001 ; Depraz, Varela, Vermersch, 2003 ; Spiegelberg, 1997).

Dans ce contexte, nous ne prétendons cependant pas définir l’expérience empathique à travers n’importe quel toucher (par exemple, nous ne parlerons pas du massage, ou de la caresse), mais bien à travers le toucher du corps sensible. En effet, si toute expérience du toucher est expérience du corps, reste que son contenu, sa qualité, son intensité, sa résonance, le sens qu’elle livre, dépendent du cadre dans lequel on la mène, dans lequel on la vit. Comme nous le fait remarquer F. Vinit, « la manière dont le patient se trouve touché par le thérapeute définira alors pour une large part l’expérience qu’il fait de son corps » (Vinit, 2007, p. 121). Pour aborder l’empathie par le toucher, il faut donc tenir compte du lien qui existe entre les gestes ou les techniques propres au cadre d’expérience considéré d’une part, et l’expérience subjective singulière d’autre part, telle qu’elle est vécue par chacun des acteurs du soin ou de la relation d’accompagnement à travers ce cadre précisément.

Ainsi, les gestes et/ou techniques qui sous-tendent notre propos sont les fruits d’un apprentissage particulier que nous ne développerons pas ici faute de place (cf. Bourhis, 2007 ; Bois, 2007) et qui permet, au fur et à mesure du développement de capacités perceptives et attentionnelles orientées dans ce sens, de reconnaître des nuances de sensations de plus en plus fines, subtiles et riches de la vie silencieuse qui anime le corps humain vivant.

Sur le plan pratique, il existe deux types de situation de l’expérience empathique par le toucher du corps sensible : soit la personne accompagnée est allongée sur une table de soin ou de massage, et le praticien est assis à la tête ou à côté de la table ; soit les deux acteurs, personne accompagnée et praticien, sont tous deux assis, l’un en face de l’autre ou l’un à côté de l’autre.

Dans les deux cas, le praticien pose les mains sur différentes zones du corps de la personne accompagnée, dans une visée de relation, c'est-à-dire qui tend à instaurer des conditions particulières de contact ouvrant à un niveau d’échange non verbal. Ces conditions mettent au premier plan la participation pleine de la personne qui est touchée : le praticien la guide dans l’orientation de son attention et vers les perceptions possibles auxquelles elle peut s’ouvrir en se mettant en lien, à l’occasion de ce contact, avec son propre corps.

Les types de vécu de soi et de l’autre que le praticien et la personne touchée rencontrent dans cette expérience sont tellement riches et variés qu’il est impossible d’en rendre compte en totalité ; étant par nature allons cependant tenter de décrire les différentes sortes de sensation que les deux acteurs de cette relation par le toucher peuvent percevoir, en les classifiant, pour des raisons pédagogiques, en quatre niveaux distincts. Dans la réalité expérientielle, ces quatre niveaux sont entremêlés et s’enchaînent sans rupture.

Percevoir l’élasticité tissulaire : accéder aux contours de soi et de l’autre

Un premier niveau est celui de l’élasticité tissulaire : les tissus, la peau, les aponévroses, les fascias (qui sont un des supports de prédilection de notre toucher), ont une certaine élasticité, que par le toucher je peux ressentir et solliciter. Ici, le praticien perçoit des mouvements dits en nappe, c'est-à-dire organisés spatialement en deux dimensions, qui reflètent et traduisent l’état ou le degré de vitalité des tissus, de l’organisme et, même, de la personne elle-même : en effet, quand l’on parle d’un corps vécu et éprouvé, la personne est son corps. À travers ces sensations en nappe, le praticien va également rencontrer des points d’ancrage, des points de crispation, des tissus sollicités[5].

La personne qui est touchée, elle, rencontre à travers ce premier niveau de toucher quelque chose de l’ordre de son enveloppe, de ses contours.

Sur le plan des gestes de celui qui touche, il s’agit d’un toucher proprement manuel, au sens où il suffit au praticien de mettre en action ses mains pour avoir accès à ces mouvements en nappe et offrir à la personne touchée ces sensations d’enveloppe. Bien sûr ses bras sont également en action, mais disons que ces deux éléments suffisent.

Percevoir le volume de l’intériorité corporelle : accéder à la profondeur de soi et de l’autre

Cependant, en tant que praticiens, nous pouvons aller plus loin et mettre en jeu une plus grande globalité au service de nos mains, de notre toucher. Pour ce faire, nous mettons en mouvement le maximum d’articulations et de zones de notre corps pour supporter et accompagner notre geste manuel : nos bras, notre tronc, notre bassin, voire l’ensemble de notre corps depuis nos appuis au sol.

Dans ces conditions, la sensation du corps de l’autre n’est plus du tout – ou plus seulement – une sensation de tension en nappe mais une sensation de l’ordre du volume. Tout se passe comme si la mise en jeu de la globalité du corps du praticien appelait la mise en jeu de la globalité du corps de l’autre, mais une globalité qui n’est plus seulement une notion d’étendue : c’est maintenant l’intériorité du corps de la personne touchée qui se donne à percevoir au praticien – et du coup se donne à percevoir à la personne elle-même – sous la forme d’un volume de matière corporelle. Nous parlons d’intériorité car aux deux dimensions des premières sensations « en nappe » s’ajoute maintenant une troisième dimension : celle de la profondeur.

Pour le praticien, la mise en jeu de la globalité corporelle et la sollicitation de cette intériorité ne sont pas seulement d’ordre « géographique », ou spatial. Elles s’accompagnent d’une mise en jeu de ce que l’on pourrait appeler la « profondeur de soi » : au-delà de son corps, le praticien concerne et emmène dans son geste la densité de sa consistance interne. Le geste s’enrichit ici d’une dimension qualitative qui rend l’équivalent disponible pour la personne touchée : sa propre consistance, une « présence de soi » pourrait-on dire.

Percevoir l’animation interne de la matière corporelle : accéder au vivant de soi et de l’autre, universel et singulier

Quand on va un peu plus loin encore dans la finesse du toucher – nous entrons ici dans la définition du corps Sensible proprement dit –, la « matière corporelle » (qu’il faut comprendre comme ce qui résulte de la perception du corps vivant en tant que volume) se révèle être animée d’une mouvance, que D. Bois a appelée « mouvement interne » (Bois, Berger, 1990 ; Bois, 2006, 2007 ; Berger, 2006).

Cette mouvance du matériau constitutif du corps, et donc du sujet, comporte, comme tout mouvement, des caractéristiques spatiales et temporelles : des orientations, des amplitudes, une vitesse, une cadence. Ces caractéristiques se trouvent être à l’origine d’informations différentes offertes dans le toucher, et donc de sensations empathiques différentes. Sans entrer dans le détail de ce que l’on pourrait en dire[6], précisons que la vitesse et la cadence de cette mouvance interne sont des caractéristiques universelles – sa vitesse, très lente, ainsi que son rythme, de deux cycles par minutes, sont les mêmes chez tous, indépendamment de toute caractéristique psychologique, culturelle ou sociale de la personne touchée –, alors que les amplitudes et les orientations sont individuelles et singulières, propres à la personne touchée et au moment où l’on installe la relation par le toucher.

Ainsi, ces deux ordres de caractéristiques mettent celui qui touche et celui qui est touché au contact de sensations, de sentiments, d’émotions, très différentes. Les caractéristiques universelles renvoient à des sentiments de soi qui relèvent de l’appartenance au vivant, les caractéristiques singulières à l’unicité, voire l’originalité, de l’identité individuelle.

Quand la personne touchée, avec l’aide de son praticien qui la guide verbalement dans une démarche pédagogique de la perception, perçoit ces éléments très fins de sa propre mouvance interne, elle rencontre bien plus, comme on peut l’imaginer, que ses contours ou sa consistance propre. Elle rencontre – et ce ne sont pas des mots que nous plaquons de l’extérieur, ce sont les mots des intéressés, tels qu’ils sont dits au cours des séances, et tels qu’ils ont été recueillis dans certains travaux de recherche du Cerap – la « saveur » de son « existence incarnée », la sensation « d’être vivant », le « goût de soi ». La personne touchée se perçoit dans sa singularité propre, dans sa manière unique d’habiter son corps, dans la qualité unique du matériau qui la constitue, tout ceci lui renvoyant une sorte d’écho intérieur, intime, de ses manières d’être à elle-même, à autrui et au monde.

Se laisser toucher par ce que l’on touche : accéder au sens de ce qui se joue pour l’autre et pour soi

Le praticien va encore plus loin dans la finesse et la qualité de son toucher si, après qu’il ressent la mouvance interne de l’intériorité corporelle de la personne qu’il touche, il la laisse résonner, au sens où il se laisse toucher par cette mouvance interne d’autrui. Il se met à l’écoute des effets que produit en lui ce qu’il a déclenché chez l’autre en le touchant.

Le toucher en tant que sens extéroceptif est ici largement « dépassé » : les sensations ne sont pas du type chaud, froid, doux ou rugueux, mais d’une nature très intime, très intérieure, qualitative, signifiante bien au-delà de la perception des caractéristiques physiques d’un matériau. La main n’est plus qu’un média : ce qui, dans le praticien, perçoit chez l’autre cette intériorité corporelle mouvante et émouvante, vivante et signifiante, c’est l’équivalent chez lui : sa propre intériorité corporelle mouvante et émouvante, vivante et signifiante.

Lorsqu’on reçoit ainsi, dans sa propre intériorité corporelle animée, celle de l’autre, quand on se laisse toucher par cette vie intérieure que l’on touche, alors celle-ci ne reste pas dans la perception comme un objet du monde. Car bien que cette vie corporelle interne soit profondément vivante, humaine et subjective, elle pourrait n’avoir comme statut que celui de « simple » objet du monde si l’on maintenait sa perception hors de soi, ou loin de soi. Au contraire, s’il est attentif à sa résonance dans le même lieu de soi d’humanité et de subjectivité, le praticien peut percevoir, habitant la matière animée du corps de l’autre, certains états ou élans intérieurs comme fatigue, colère, frustration, paix, besoin de repos, envie de s’exprimer, etc.

Ainsi la communication par le toucher du corps sensible qui se noue entre les deux acteurs en présence offre-t-elle, au-delà ou plutôt au sein des sensations somatiques, un sens. Ce sens peut apparaître sous de multiples formes, allant de « sensations signifiantes » sur un mode non langagier – par exemple, une personne vit une chaleur au sein de son intériorité corporelle et cette chaleur lui procure un sentiment de confiance intérieure qui lui fait du bien – jusqu’à certaines pensées spontanées très élaborées, qui adviennent à la pensée du praticien ou de la personne touchée, en passant par tous les niveaux intermédiaires où sont révélés, de façon plus ou moins claire sur le plan langagier mais toujours claire sur le plan de la sensation subjective, des manières d’être, des modes de fonctionnement, des besoins, des conflits, des désirs…

Ces états et ces éléments de sens peuvent être perçus en temps réel par le praticien et/ou par la personne touchée elle-même. Parfois cette dernière les connaît déjà, et les reconnaît alors comme habitant son corps et pas seulement son esprit ; parfois au contraire elle les découvre à l’occasion de la relation avec son praticien et avec elle-même instaurée via le toucher, comme si la présence aiguisée à son propre corps lui offrait l’accès à des zones ou états mal ou peu conscientisés par d’autres voies. Parfois enfin, ces états et sens peuvent rester comme opaques à la conscience de la personne touchée, auquel cas il reviendra au praticien de lui faire partager verbalement son ressenti.

Si le praticien a ainsi accès à une certaine part de la réalité de l’autre, en retour la résonance qu’il vit l’engage lui aussi, notamment à modifier son toucher : son geste s’adapte à ce qu’il perçoit, en pression, en relâchement, en vitesse, en amplitude, etc. En réalité, cette « réponse » est possible parce que, dans la relation instaurée entre celui qui touche et celui qui est touché, celui qui touche s’est laissé « altérer » – non pas au sens d’abîmer mais au sens étymologique de devenir autre – par ce qu’il perçoit de l’autre, ce qu’il perçoit étant déjà un écho de ce qu’il a déclenché en l’autre par son toucher. Le praticien a accueilli quelque chose de l’autre qui s’est donné dans l’expérience relationnelle, mais praticien qui touche et personne touchée n’ont pas saisi exactement les mêmes traits de ce qui était disponible dans cette expérience. Dans ce contexte, la manière dont le praticien réajuste son geste et restitue verbalement son ressenti à la personne qu’il touche, est une manière de « rendre à l’autre sa parole », une parole corporelle qu’il a parfois perçu mieux ou davantage que la personne elle-même, et que cette dernière peut alors peut alors saisir à son tour mieux ou davantage que seule.

Conclusion

Pour conclure, nous avons le sentiment que l’expérience que nous faisons de la relation à l’autre par le biais du toucher du corps sensible, pose des questions à la notion d’empathie. Et notamment, parce que cette relation est le résultat de quatre « phases » entremêlées, ce terme étant pris ici non pas au sens d’étapes chronologiques, mais au sens chimique d’états d’un système.

La première phase est la constitution d’un fonds perceptif commun quand celui qui touche et celui qui est touché ont appris à ressentir consciemment (et encore une fois, il y faut une formation spécifique) le corps sensible, c'est-à-dire cette intériorité mouvante, émouvante et signifiante du corps. La seconde phase est le rapport singulier à ce fonds perceptif commun : en effet, il n’y a pas recouvrement exact entre le vécu de l’un et le vécu de l’autre. La troisième phase est constituée par le fait que ces vécus singuliers sont échangés, chacun offrant à l’autre – par la grâce de la caractéristique du toucher d’être à la fois touché et touchant – ce qu’il éprouve en lien ou en écho à ce qu’il ressent à la fois de l’autre et de lui-même. Mais cela ne s’arrête pas encore à l’échange : reste la quatrième phase, ultime et cruciale quant à la qualité relationnelle qui en naît, et qui réside dans la notion d’altération, de transformation réciproque.

Aussi, dans cette relation par le toucher sur le mode du Sensible, sommes-nous en quelque sorte en présence d’une quadruple empathie : chacun est en empathie avec soi-même par le biais de sa propre présence à sa propre intériorité corporelle ; chacun est en empathie avec l’autre parce qu’il est présent à l’intériorité corporelle de l’autre.

Est-ce encore de l’empathie ? C’est une réelle question que nous nous posons, dans la mesure où il ne nous semble pas que le média de la communication, de l’accès à l’autre, de la réception de l’autre et de soi que nous vivons dans notre expérience du corps sensible, puisse être réduit aux dimensions affective et cognitive classiquement attribuées à l’empathie. Certes, ce mode relationnel engage les dimensions affectives et cognitives, puisqu’un sujet est capable de devenir conscient de cette vie intérieure de son corps, d’y poser son attention, de le discriminer, et d’élaborer du sens sur la base de ce vécu. Mais il y a aussi quelque chose de plus, ou de différent – sans y installer de quelconque hiérarchie de valeur : quelque chose de l’ordre d’une capacité naturelle de la chair, du corps, de percevoir celle de l’autre.

Ce mode de relation, fondé sur cette faculté intrinsèque à la matière du corps vivant et qui se trouve au cœur du concept de Sensible (Bois, 2001, p. 91), est-il donc autre chose que de l’empathie ou bien appelle-t-il simplement un élargissement de la notion d’empathie ?

D. Bois a choisi pour sa part d’utiliser plutôt le terme de « réciprocité » pour rendre compte du fait que la relation sur le mode du Sensible n’est pas seulement un acte de se mettre à la place de l’autre ou d’accéder aux états de l’autre mais, ce faisant, inclut également une manière de se vivre soi comme sujet, parce que l’écho de ce que nous percevons de l’autre vit en nous et nous renvoie à nous-même, que nous soyons, dans l’expérience du toucher, la personne qui touche ou la personne qui est touchée (Bois, Austry, Grenier & Heynderickx, 2010 ;  Berger & Austry, 2011 ; Bourhis, 2009). 

Cette réciprocité est de plus qualifiée par D. Bois d’« actuante », parce qu’elle renvoie à la part active des acteurs de la relation : la réciprocité ne peut être établie que si chacune des personnes en présence fait ce qu’il faut pour accueillir l’autre dans ou depuis son rapport au corps sensible. Une relation de ce type relève donc d’un acte, un acte relationnel, au sens où elle ne peut être machinale. « Actuante » renvoie également au fait que cette modalité de relation étant basée sur la perception des phénomènes corporels internes, il y a en permanence actualisation de l’échange en fonction de ces données internes corporéisées, tout comme il y a actualisation des personnes elles-mêmes. Laissons à D. Bois le mot final : « L’empathie dont je parle repose sur l’éprouvé corporel avant tout : l’éprouvé de son propre corps et l’éprouvé du corps de l’autre. La compréhension intellectuelle réciproque sera une conséquence – heureuse, certes – de l’empathie du sensible, en aucun cas le point de départ de la relation. » (Bois, 2006, p. 139).

 

[2] Cette partie reprend des développements de nos articles précédents (Austry, 2006, 2009)

[3] Neurologue, rhumatologue et fondateur de l’école française d’Orthopédie et de Massage

[4] Expérience qui n’est pas que de pensée et qu’il est intéressant de reproduire par soi-même, pour en voir la richesse, mais aussi la difficulté de sa description (voir, par exemple, Behnke, 1984).

[5] Expliciter les gestes techniques par lesquels ces points de crispation peuvent être libérés ne fait pas partie de notre propos dans cette communication. Pour cet aspect, voir Bois, Berger, 1990 ;

[6] Pour cela, voir Bois, Berger, 1990 ; Courraud-Bourhis, 2005 ; Berger, 2006.

Eve Berger
Didier Austry

Informations de publication: 
L'empathie, au carrefour des sciences et de la clinique, Dir. Botbol, Garret-Gloanec, Besse, Ed. Doin

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